Résumé de la tragédie: 

Acte I 

La scène se passe en Epire, à la cour de Pyrrhus, fils d’Achille et vainqueur de Troie. Oreste, fils d’Agammemnon et ambassadeur des Grecs, vient demander au roi la vie d’Astyanax, fils d’Hector et d’Andromaque, dont la mère est devenue après la chute de Troie la captive de Pyrrhus. Comme celui-ci est épris d’Andromaque, il paraît peu probable qu’il se plie aux exigences des Grecs, ce qui réjouit fort Oreste, amoureux lui-même d’Hermione, fille de Ménélas et Hélène (et donc deux fois sa cousine) qui a été fiancée au roi d’Épire et l’a rejoint à sa Cour par amour pour lui. Pyrrhus néglige Hermione en faveur d’Andromaque, qui reste pourtant insensible à ses prières, et Oreste espère convaincre la jeune femme de se détourner d’un fiancé qui l’abandonne au profit d’un amoureux fervent. C’est ce qu’il expose dans la première scène à son ami Pylade, dont il avait été séparé par une tempête quelque temps auparavant et qu’il a retrouvé en Épire par un heureux hasard. Pylade n’est pas très optimiste à ce sujet, mais conseille à Oreste de mener à bien son ambassade, et de voir quels en seront les résultats. Pyrrhus apparaît alors, et conformément à l’attente d’Oreste refuse de livrer Andromaque en arguant de toutes sortes d’arguments humanitaires et politiques qui ne trompent personne. Devant son confident Phœnix, il reconnaît qu’il aimerait bien qu’Hermione le débarrasse de sa pré­sence et se fasse enlever par Oreste, afin de pouvoir rester seul avec Andromaque, dont les refus le torturent. Lorsque Andromaque paraît, Pyr­rhus lui apprend la venue d’Oreste et la menace qui pèse sur son fils ; il se livre à un pur chantage sentimental : si Andromaque persiste à refuser son amour, il livrera Astyanax. Andromaque s’efforce de louvoyer, mais Pyrrhus se montre de plus en plus pressant, et même vraiment menaçant.

Acte II

Hermione se prépare avec des sentiments mitigés à recevoir Oreste; elle l’accueille finalement avec une chaleur qui le surprend, et laisse entendre qu’il ne lui est peut-être pas indifférent, mais qu’elle se plie aux impératifs de la politique grecque, qui est en faveur de son mariage avec Pyrrhus. Oreste lui apprend alors que le roi d’Épire a refusé de livrer Astya­nax, et Hermione laisse voir sa fureur ; mais elle se reprend, et promet pra­tiquement à Oreste de partir avec lui si, après une dernière tentative, Pyr­rhus persiste dans sa décision. Alors qu’Oreste exulte, Pyrrhus lui-même vient à sa rencontre : il a, dit-il, réfléchi et senti le bien-fondé des argu­ments de l’ambassadeur; il est prêt à livrer Astyanax, et pour mieux sceller le renouvellement de leur alliance, il est aussi décidé à épouser Hermione dès le lendemain. Oreste, étourdi par ce coup inattendu, s’enfuit sans rien dire, et Pyrrhus commente son revirement devant Phœnix. Il apparaît très vite que la décision de Pyrrhus a été motivée par la jalousie et par le dépit amoureux. Alors que Pyrrhus veut aller se vanter de sa victoire sur l'amour auprès de sa captive, Phœnix qui prévoit parfaitement qu’il retombera sous son charme dès les premières secondes parvient à le détourner de cette idée et lui conseille à la place d'aller voir Hermione. 

Acte III

S'ouvre un violent débat entre Oreste, au bord de la folie, et Pylade. Oreste veut enlever Hermione. Bien que Pylade s’efforce par tous les moyens de s’opposer à ce projet déraisonnable, il finit par dire qu’il aidera son ami. Hermione triomphe sans ménagements ; elle veut se convaincre que si Pyrrhus s'est décidé à l’épouser, c’est qu’il l'aime. Tant bien que mal, Oreste tient la promesse faite à Pylade : adoptant une attitude empreinte de dignité, il se retire dès qu'il le peut, laissant Hermione désap­pointée de la modération de sa réaction. Alors qu’Hermione s'abandonne à la joie de se croire aimée et chante les louanges de Pyrrhus, Andromaque vient se jeter à ses pieds pour la supplier d’intercéder en faveur de son fils; la réponse d'Hermione est brève et ironique et elle cède la place à sa rivale au moment précis où arrive Pyrrhus avec Phœnix. Pyrrhus affecte de mépriser Andromaque et se vante d'avoir triomphé de son amour, cependant que Céphise presse sa maîtresse de faire encore un effort pour fléchir le roi. Les larmes d’Andromaque finissent par attendrir Pyrrhus et il renvoie Phœnix pour renouveler ses serments à Andromaque. Mais il lui met cette fois clairement le marché en main : ou bien elle l’épouse, ou bien son fils meurt. Restée seule avec Céphise, Andromaque se débat dans l’angoisse sans parvenir à sortir de son dilemme. 

Acte IV

Cependant, Andromaque semble avoir pris sa décision à la faveur d'un moment de recueillement sur le tombeau d'Hector; mais elle finit par révé­ler son plan à Céphise déjà portée à se réjouir; elle épousera Pyrrhus afin d’assurer la protection de son fils, puis se suicidera tout de suite après la cérémonie, afin de rester fidèle à Hector. Elle compte sur la loyauté de Pyr­rhus pour qu'il tienne ses engagements et prie Céphise éplorée de les lui rappeler s'il y manque et de veiller sur Astyanax. Elle sort ensuite pour évi­ter la fureur d'Hermione, et ne réapparaît plus jusqu’à la fin de la pièce. À la surprise de Cléone, Hermione trahie et abandonnée ne manifeste aucune colère; sans répondre aux questions inquiètes de sa confidente, elle se borne à demander si Oreste va venir. Quand celui-ci arrive, elle réclame comme preuve de son amour qu’il tue Pyrrhus. En dépit de sa passion, Oreste hésite. Mais Hermione tient à sa vengeance, et Oreste se décide à aller étudier le terrain. Hermione restée seule exhale sa fureur et sa jalousie, rêvant de tuer elle-même l'infidèle. Pyrrhus paraît alors, et, tout à sa passion pour Andromaque, blesse de cent façons la malheureuse Hermione, et la conforte dans sa décision sanguinaire. Phœnix, qui prend au sérieux les menaces d’Hermione, essaie de convaincre Pyrrhus de faire attention à lui. Mais le roi ne se soucie que de protéger Astyanax, auquel il envoie sa garde personnelle. 

Acte V

Hermione est seule, déchirée entre son amour et son désir de ven­geance. Oreste apparaît : il a obéi, et Pyrrhus expire ; Oreste raconte les événements en se méprenant sur les réactions d’Hermione. Quand enfin celle-ci peut parler, c’est pour crier son amour pour Pyrrhus, et sa haine pour Oreste, et lui jeter à la figure qu’elle n’a jamais voulu cela. Oreste reste seul, foudroyé ; Pylade, incidemment, lui apprend la mort d'Hermione, qui s’est suicidée. C’est le dernier coup, et Oreste sombre dans le délire de la folie : Pylade en profite pour l’entraîner hors de la scène. 

II- Analyse d'Andromaque 

La dimension politique

Contrairement à ce qui se passe chez Corneille, les enjeux politiques ne sont jamais au centre de l’action dans les tragédies de Racine ; ils servent de prétexte aux décisions d’ordre affectif que prennent les personnages, et n’apparaissent que dans le discours de la mauvaise foi, pour justifier des prises de position contestables. Ainsi à l’acte IV Hermione feint-elle devant Oreste de se résigner à son mariage avec Pyrrhus au nom de l’obéissance qu’elle doit à son père qui a voulu cette alliance. Cependant, il existe un substrat politique parfaitement cohérent à la pièce, substrat dont la simpli­cité même fait ressortir les conduites aberrantes des personnages. Les données initiales sont claires : après la chute de Troie, une alliance entre le vainqueur officiel - Pyrrhus, fils d’Achille - et la fille d’Hélène, cause pre­mière du conflit, a paru souhaitable à des Grecs menacés par la désunion. Indépendamment des sentiments des personnages en présence, un mariage entre Oreste et Hermione, doublement cousins germains, n’aurait pas présenté les mêmes avantages.

L’attitude de Pyrrhus, faisant traîner en longueur les pourparlers matrimo­niaux ayant trait à Hermione pour courtiser la captive que lui a allouée le tirage au sort des Troyennes, mine les projets de politique commune de toute la Grèce. Il ne s’agit pas seulement d’une alliance possible entre l'ennemi d’hier et son vainqueur, mais de la rupture d’un consensus fragile entre les différents États grecs. Chez Homère déjà, et en ce sens Racine se montre fidèle à l’esprit de ses sources antiques, Achille occupait une place marginale en même temps que privilégiée dans le camp des Grecs. C’est lui, et après sa mort c’est son fils qui représente le maillon le plus faible de

l’alliance. Il existe une sorte de logique sous-jacente à l'union de la veuve d’Hector et du fils d'Achille, logique qui découle du respect fasciné que les deux héros éprouvaient l’un pour l'autre. L’ambassade grecque, affectant de s'inquiéter de la sécurité de Pyrrhus, se soucie en fait de conserver une certaine maîtrise sur un souverain jeune et violent, digne héritier des excen­tricités (politiques) de son illustre père. Il y a toujours eu une certaine méfiance entre l’assemblée des Grecs et le lignage d’Achille.

La survie d’Astyanax, et sa substitution au personnage de Molossos, fils de la captive Andromaque et de son vainqueur, ne fait pas que répondre aux exigences du code des bienséances et de la vérité psychologique. Quelle apparence, en effet, qu’Andromaque porte sans désemparer le deuil d’Hector si elle a dû partager la couche de son vainqueur et lui a donné un fils? La seule excuse plausible à la survie d’Andromaque telle que la conçoit Racine est son amour pour le fils d’Hector, qu’elle ne veut pas abandonner à son vainqueur. Mais cette entorse à la «vérité historique» va plus loin: par-delà les enjeux passionnels, la tragédie porte aussi sur une question politique essentielle ; Astyanax vivant constitue une menace permanente pour la Grèce ; Pyrrhus lui accordant aide et protec­tion ne peut qu’être considéré comme un traître par ses anciens alliés.

De fait, Racine s’arrange pour que sa tragédie joue sur deux tableaux : la dimension politique vient renforcer la dimension amoureuse, et lui donner plus d’intensité tragique. L’inconscience de Pyrrhus, qui ne lit les choses qu’en termes de passion amoureuse, et la lucidité cynique d’Oreste, qui perçoit très bien les tenants et les aboutissants de la ques­tion politique mais s’en sert - veut s’en servir, plutôt - au profit de sa propre passion contrariée, ne sont possibles que dans une pièce où le contexte politique est solidement construit. Cette habileté à lier les deux registres, à transformer la machine politique en moteur de la machine tra­gique, presque au même titre que les passions, est caractéristique de l’art de Racine; que l’on pense à Britannicus, à Iphigénie, et plus encore à Bérénice, où l’argument politique devient le prétexte à la mise en marche du processus tragique. Chez Corneille au contraire, le cadre politique reste précisément un cadre extérieur, une construction en trompe-l’œil en quelque sorte, qui sonne le creux dès qu’on y regarde d’un peu près (voir aussi bien Horace que Polyeucte).

Rejeter Hermione pour épouser Andromaque est une invraisemblance criante du point de vue antique. Paradoxalement, cela transporte le débat du plan affectif et privé au plan politique, et public. Dans une certaine mesure, on peut lire Andromaque comme une critique de l’absolutisme : Pyrrhus est un souverain absolu, qui prend des décisions objectivement contraires à l’intérêt public, parce qu'elles satisfont ses passions indivi­duelles. À une époque où les amours adultères du jeune roi Louis XIV, d’abord avec Louise de La Vallière, puis avec Mme de Montespan, ten­daient à défrayer la chronique de la Cour, on peut lire la tragédie de Racine comme un apologue sur le danger qu’il y a pour un prince à s’abandonner .à ses sentiments sans se soucier des conséquences.

Andromaque, entre coquetterie et fidélité

Andromaque aime-t-elle Pyrrhus ? C’est apparemment une question totalement ridicule, dans le cadre d’une étude littéraire de la pièce. Mais elle s’inscrit dans une tentative pour mieux cerner les différents person­nages raciniens, et en particulier pour établir un parallèle efficace entre Hermione et Andromaque. C’est d’ailleurs une question liée, subsidiaire- ment, à celle de la coquetterie d’Andromaque, qui a fait couler beaucoup d’encre. Andromaque est la veuve d’Hector, et la mère d’Astyanax. Fonc­tionnellement parlant, elle ne peut être rien d’autre ; à la limite, elle déce­vrait Pyrrhus en se montrant trop prête à accepter ses hommages. Tous les autres personnages, y compris Cléone et Oreste, soulignent son absence totale d’intérêt pour Pyrrhus. Cependant, elle lui donne à entendre à deux ou trois reprises que, compte tenu des circonstances, il est le vainqueur qu’elle préfère : concession minimale, accordée sans doute dans l’intention de flatter le roi, mais aussi aveu d’une forme de fai­blesse qui rappelle celle d’Ériphile dans Iphigénie : on peut comparer la tirade par laquelle Ériphile évoque la scène de sa rencontre avec Achille et le très célèbre « Songe, songe, Céphise... » d’Andromaque.

Dans l’ensemble de la pièce, Andromaque apparaît peu: elle est, à tous les points de vue, ailleurs ; elle ne participe pas vraiment aux luttes d’influences et de passions qui l’entourent. Sa «flamme», et son cœur, et l’essentiel de sa personne, sont morts avec Hector. Elle ne survit que mécaniquement, pour un principe abstrait peut-être plus que par amour pour une personne véritable ; Astyanax est la pierre de touche du système tragique, mais il ne «vaut », pour Andromaque, qu’en tant qu’image d’Hec­tor. Absente et peu concernée, Andromaque passe dans la pièce comme elle « passe » dans les lieux où on garde son fils ; les menaces de Pyrrhus, l’indignation de Céphise, ne suffiraient pas à l’amener à prendre sa décision. Ce qui y parvient, paradoxalement, ce qui fait pendant quelques répliques de la veuve d’Hector la femme Andromaque, c'est sa très brève rencontre avec Hermione.

L’acte III est de toute façon l’acte d’Andromaque. C’est là qu’elle va être confrontée de manière décisive à sa «rivale» aussi bien qu’au rival d’Hec­tor. La première scène de l’acte IV, qui est, dans la version définitive, la dernière où elle apparaît, n’a pour fonction que d’informer le spectateur d’une décision qui a été prise hors de scène, et qui, contrairement à celles des autres personnages, ne changera pas, parce qu’Andromaque est fidèle à sa parole, et discrètement implacable. Mais c’est à l'acte III que se noue véritablement l’action, et c’est peut-être Hermione qui déclenche le mécanisme incontrôlable de la tragédie. Ce que n'avaient pu faire les prières et les menaces de Pyrrhus, homme, et de surcroît jeune homme, et par conséquent facile à dominer, disons à manœuvrer, de la part d'une femme aussi expérimentée dans l’art de la galanterie (au sens XVIIe siècle du terme), le défi d'une autre fefrime le fait : c’est parce qu’Hermione, ironi­quement, fait référence au pouvoir des charmes d'Andromaque et lui conseille d'en essayer une nouvelle fois la puissance sur Pyrrhus qu’Andromaque, de fausse sortie en aparté, se résout en effet à tenter quelque chose du côté du roi, alors qu'elle y avait d’abord totalement renoncé. Venue à Hermione dans l'idée que peut-être une solidarité fémi­nine minimale, maintenant que l’orgueil et l’amour de la jeune princesse sont satisfaits, pourrait la pousser à prendre la défense d’Astyanax, elle se trouve face à une ennemie, et une ennemie dont elle a toutes les raisons de croire qu’elle ne l'a emporté sur elle que par défaut. Ce n’est pas tant l’amour maternel qui fait agir Andromaque dans la scène 6 de cet acte, que la coquetterie d’une femme qui n’entend pas être vaincue dans le jeu de la passion, alors qu’elle est totalement assurée de son pouvoir.

Andromaque à ce point fait le nécessaire : elle reprend le dessus sur Pyrrhus, ce qui revient à dire que pour la première fois elle s’engage. Elle joue de la puissance dont elle dispose, ce qui sous-entend qu’elle admet cette puissance, au lieu de s’en détourner avec force dénégations (« Cap­tive, toujours triste, importune à moi-même...»). Ensuite, elle est en quelque sorte prise à son propre piège : ayant renoncé à son statut de vic­time passive pour agir, fût-ce sur le plan psychologique, elle n’a plus qu'à continuer dans la voie où elle est entrée. Mais elle y répugne vivement : plus que l'aveu détourné d'une passion qui ne veut pas dire son nom, la grande tirade de la scène 8 de l’acte III dénote l'horreur d’un personnage qui s’est laissé prendre au jeu de l'existence, comme s’il était encorvivant. Ce qu'Andromaque ne doit pas oublier, ce n’est pas la guerre de Troie, c'est le tait qu’elle est déjà morte avec Hector. Le stratagème syllo- gistique et en même temps curieusement naïf qu’elle adopte en définitive présente essentiellement l’avantage de lui permettre de tenir sa parole, tout en retournant à son état premier, la mort, cette fois pour de bon et non plus métaphoriquement.

Tragique et préciosité

Il n’est pas question de mettre en doute l'intensité de la passion de Pyr­rhus, ou - encore moins peut-être - de celle d'Oreste. Tous deux sont dévorés par un sentiment obsessionnel qui les rend aveugles au reste du monde, et leur fait négliger des précautions élémentaires ou rejeter avec indifférence le code des bienséances qui régit la société dans laquelle ils vivent. Pyrrhus, non content d’aimer une captive, et de trahir ainsi les inté­rêts de ses alliés grecs, manifeste à leur égard un royal mépris en ne se souciant que de protéger Astyanax sans penser aux conséquences de ses actions pour sa propre personne. Oreste poussé à bout par l'alternance d’espoir et de désespoir auquel il est soumis fait Irruption sur la scène dans l’intention d’enlever Hermione, ou de la tuer, ou de la violer: sa vio­lence est telle qu'elle excède le pouvoir du langage articulé, et relève de l’inexprimable. Le tragique de la pièce vient de ces deux personnages masculins, beaucoup plus que d’Hermione, ou bien sûr que d’Andromaque, qui n’est pas vraiment un personnage tragique.

Plus exactement, si elle l’est, elle est une figure cornélienne, comparable par exemple au Polyeucte de la pièce éponyme: l’impératif catégorique que représente pour elle sa fidélité à Hector supprime dans son cas les doutes et les déchirements de la passion, et elle marche à la mort avec une espèce de satisfaction distanciée. En fait, comme on l’a vu plus haut, la mort n’est pas pour elle l’un des termes d’un dilemme crucial, mais la seule solution qui lui permette de concilier ses différentes loyautés, selon la politique du moindre mal. En dépit de son amour proclamé pour son fils, Andromaque semble déjà plus qu’à moitié morte : elle passe dans la pièce comme un fantôme, effet renforcé par le petit nombre de scènes où elle intervient. En un sens, Il est vrai que les «renversements d’alliance» qui constituent la trame événementielle de la tragédie sont provoqués par ses hésitations. Mais au fond, sa ligne de conduite est d’une remarquable cohérence, du début à la fin de la pièce, et ce qui change, c'est plutôt la réaction de Pyrrhus à son égard. Quant à Hermione et Oreste, elle n’a aucun effet direct sur eux, et presque aucun contact avec eux : la seule scène où elle est confrontée à Hermione tourne au monologue - crucial pour la détermination d'Andromaque elle-même, mais pas pour la prin­cesse Spartiate qui s’enfuit aussi vite que l'étiquette le lui permet, et ne se rend pas compte du mécanisme qu'elle vient de déclencher.

Ainsi donc, le tragique provient des figures masculines, ce qui constitue une différence intéressante par rapport aux pièces ultérieures de Racine, où ce sont le plus souvent les personnages féminins qui portent le poids de la fatalité tragique : voir Ériphile dans Iphigénie, Roxane dans Bajazet, et Phèdre bien sûr, et Athalie. Mais de ce fait, il subit des variations qui paraissent sur­prenantes à un lecteur moderne : en proie aux déchirements d’une passion égoïste et fondamentalement mortifère, Oreste se présente à Hermione comme un «petit-marquis» de Molière, prêt à discourir de son amour sur le mode précieux. (Il se fait d'ailleurs «recevoir» vivement, Hermione n’étant pas prête à jouer le jeu de la galanterie.) De manière analogue, Pyrrhus, en position de force, et sur le point de proposer à Andromaque un chantage particulièrement ignoble, n’hésite pas à recourir à des formules alambiquées qui ressortissent au registre de la préciosité. La beauté intrinsèque du très célèbre « Brûlé de plus de feux que je n'en allumai » ne saurait dissimuler son incongruité dans le cadre d’une discussion politique serrée, ou même dans celui d'une déclaration d'amour passionnée.

Il n’est pas jusqu’à Hermione, qui ne joue parfois le jeu de la galanterie, dans des tentatives en général peu couronnées de succès pour dissimuler sa passion ; mais du moins, dans ce cas, a-t-on l’impression que ce lan­gage en porte à faux, qui paraît dérisoire en face des préoccupations pro­fondes de l’héroïne, n’est qu’un masque adopté délibérément par elle pour se défendre dans sa vulnérabilité. La « coquetterie » d’Andromaque ne la met pas à l’abri de ce genre de badinage, mais d’une part elle lui permet de le pratiquer avec une virtuosité et une subtilité qui en estompent l'aspect artificiel, d'autre part, si l’on admet qu’Andromaque n'est juste­ment pas impliquée dans le tourbillon passionnel qui entraîne ses trois par­tenaires, il est plus naturel qu’elle manie avec dextérité une forme de dis­cours précieux qui ne l’engage à rien. D'ailleurs, dans son cas, l’accroissement de la tension dramatique se traduit presque inévitablement par un recul du langage de la galanterie, avec des effets désastreux sur son interlocuteur : Pyrrhus ne comprend, en quelque sorte, que ce lan­gage, et lorsqu’il doit y renoncer parce que sa partenaire s’est placée sur un autre plan, il n'a d'autre alternative à sa disposition que la brutalité.

Ce qui revient à dire que, explicitement ou non, la préciosité dans Andromaque est le voile, au demeurant très mince, qui recouvre non seu­lement la violence des passions, mais leur fondamentale crudité. Le bavar­dage galant de Pyrrhus est la seule barrière qui retient celui-ci sur la voie de la violence et de la contrainte. Celui d’Oreste appelé par Hermione cache un sentiment de triomphe rien moins que généreux, Il dénote aussi, à vrai dire, l’inadéquation à son rôle d’un personnage qui réagit toujours à contretemps, et adopte toujours l’attitude la plus défavorable à un moment donné. En effet, l’Oreste de Racine rêve, un peu comme l’Oreste de Girau­doux (dans Electre), d’être fait pour le bonheur: Il éprouve un plaisir amer à incarner pendant quelques répliques un personnage d’amant heureux, libre de se livrer à un badinage courtois au lieu de devoir se déchirer aux écueils d'une passion contrariée. Oreste se voudrait un personnage de pastorale, et ne cesse de se contempler avec une fascination mêlée de répulsion dans son rôle de victime de la fatalité. Aux antipodes d’Andromaque, que les circonstances et les autres personnages placent au centre du jeu, et qui ne paraît que très exceptionnellement concernée par ce qui se passe, Oreste ressemble un peu à une figure pirandellienne, qui s'inter­roge sur sa place dans une tragédie en général, et dans celle-ci en particu­lier (qui n’a après tout qu’un rapport lointain avec le destin des Atrides : ce qui attend Oreste, c’est cela, c’est le parricide et le jugement de l’Aréo­page après des années d’errance. Racine anticipe curieusement l’événe­ment en faisant intervenir si tôt les Furies que supplante Hermione).

L'écriture racinienne

C’est un lieu commun que d’admirer la limpidité du style de Racine, mais ce lieu commun a néanmoins besoin d’être répété une fois de plus, tant cette caractéristique est marquante dans le cas d’Andromaque. L’art de Racine n’est pas essentiellement, comme celui de Corneille, un art de formules frappées et d’expressions presque aphoristiques ; ce qui le caractérise au contraire, c’est l’harmonie d'un discours qui coule de la manière la plus mélodieuse, sans heurts, sans écueils ; le rythme d’ensem­ble s'en ressent : peu de stichomythies, peu même de dialogues au vrai sens du terme : les personnages ont le loisir de développer leurs pensées, ou leurs arguments, sans être confrontés à la volonté contraire de leur interlocuteur. Leur, au singulier ; car il est bien rare que plus de deux per­sonnages se trouvent en scène ensemble (sans compter bien sûr les confidents, mais en de telles circonstances ils ne parlent pas, ou très peu : un vers, quelques syllabes...). Il n’y a jamais en fait de confrontation d’ensemble, et toutes les combinaisons possibles ne sont pas non plus réalisées ; on n'imagine pas à vrai dire ce qu’Oreste aurait à dire à Andromaque, mais on pourrait concevoir des effets intéressants d’une rencontre à trois personnages, Oreste-Hermione-Pyrrhus, ou Hermione-Pyrrhus- Andromaque. Racine s’en tient à une conception que l’on pourrait qualifier de «janséniste » du théâtre, ou encore une conception minimaliste : il rejette tout le spectaculaire, au profit d’une simplicité rigoureuse.

Le détail de la construction des actes reflète cette rigueur, en respectant les lois d’une combinatoire très simple. Il n’y a pas ici de scènes de foule, pas de grands morceaux rhétoriques au sens classique du terme. D'ailleurs, à la différence de ses prédécesseurs, Racine se satisfait d’un très petit nombre de personnages : les quatre héros, accompagnés cha­cun de leur alter ego, ami ou confident. Bien sûr, le choix de ce nombre quatre permet un nombre de variations limité mais en même temps suffi­sant pour éviter la monotonie. À ce point de vue, Andromaque est plus équilibrée que Phèdre, qui comporte le même nombre de figures de bases (Phèdre, Hippolyte, Thésée, Aride), mais qui a aussi un maillon plus faible que les autres, en la personne d’Aricie. Dans Andromaque les person­nages sont de force égale, non pas tant sur le plan psychologique que sur le plan du discours.

La même pureté se retrouve au niveau proprement stylistique : comme on l'a souvent dit, Racine utilise un vocabulaire minimal, réduit à un très petit nombre de mots en général plus abstraits que concrets. Son style est à l'opposé du style métaphorique ; la rhétorique y tient d’ailleurs une place discrète, qui donne d’autant plus de valeur aux tropes* et figures qui jaillis­sent soudain au détour d'une tirade. De même, ce rejet du baroque des images, dont on retrouve encore des traces - et parfois plus que des traces - chez Corneille, contribue à rendre encore plus efficaces les évoca­tions sanglantes qui apparaissent comme des phares à certains moments clés du texte : évocation de la prise de Troie par Andromaque, récit de la mort de Pyrrhus par Oreste. Il va de soi que les personnages partagent pour ainsi dire un langage commun, qui leur permet de se comprendre à demi-mot sans avoir besoin de souligner les effets, de sens ou de rhéto­rique. Mais chaque individu à l’intérieur de cette lingua Franca typiquement racinienne a aussi son ton propre, depuis le mélange de galanterie pré­cieuse et de sauvagerie de Pyrrhus jusqu’à l’implacable férocité d’Hermione au comble de la souffrance, en passant par les afféteries et le « spleen » d'Oreste, ou l’art de l’esquive qui caractérise Andromaque. La coexistence de ces différentes voix se réalise grâce à leur « fonds commun », qui permet de reconnaître la marque du créateur en dehors de tout contexte, et fait de ses tragédies, dans la lignée de celles du XVIe siècle qu’il dépasse par sa maîtrise des règles classiques et l'ampleur de son génie, des poèmes polyphoniques aussi bien que des pièces de théâtre au sens le plus dramatique du terme.

Par rapport à ses œuvres antérieures, Racine semble avoir avec Andro­maque accédé à un degré nouveau de perfection poétique, à un équilibre quasi miraculeux entre la violence des passions et la pureté de la langue. La musique racinienne, qui n'est guère perceptible dans ses deux pre­mières tragédies, est ici sensible dès la première scène, les premiers mots d’un Oreste élégiaque en proie au bonheur de retrouver Pylade. Alors qu'Andromaque comporte des séquences empreintes d’une rare violence (le dernier monologue d’Hermione, la folie d’Oreste), c’est aussi sans doute la plus délicatement mélancolique, en particulier lors des scènes où apparaît Andromaque elle-même. Au total, sans avoir le flamboiement de Phèdre et dans une certaine mesure d’Athalie, Andromaque se caractérise avant tout par une harmonie exceptionnelle, aussi bien au niveau formel, qu’à celui de l'accord entre expression et contenu.