La vie devant soi, roman de Romain Gary (pseudonyme de Romain Kacew) (1914-1980), publié à Paris sous le pseudonyme d’Émile Ajar au Mercure de France en 1975. Prix Goncourt.

Résumé de La vie devant soi  

Mohammed, dit Momo, raconte sa vie à Belleville chez Mme Rosa, une juive âgée et malade, rescapée d’Auschwitz, et qui, ancienne tenancière de maison close, élève des enfants abandonnés ou laissés en pension par des prostituées. Momo croit avoir dix ans, et il est le seul, avec le petit Moïse, à ne pas connaître ses parents. Il considère Mme Rosa comme sa mère. Celle-ci, de plus en plus fatiguée, ne sort presque plus, à cause des six étages sans ascenseur; on lui donne de moins en moins d’enfants à garder. Un jour, Momo apprend que Mme Rosa est atteinte de sénilité. Elle passe par de longs moments d’absence, et croit revivre son passé, s’habillant en prostituée ou attendant, une valise à la main, les policiers français qui l’ont autrefois livrée aux Allemands, lors de la rafle du Vel’d’Hiv. Pour fuir ces moments pénibles, Momo erre dans les rues, et rencontre ainsi Nadine, une belle jeune femme qui travaille pour le cinéma. Un jour, le père de l’adolescent réapparaît, réclamant son fils. Mme Rosa, consciente ce jour-là, lui fait croire qu’elle a élevé son fils dans la religion juive, et que celui-ci est en réalité le petit Moïse. Le père de Momo meurt sous le choc. Momo apprend à cette occasion qu’il a quatorze ans: Mme Rosa le rajeunissait pour le garder plus longtemps près d’elle. Cependant son état s’aggrave, mais elle refuse d’aller à l’hôpital, car elle veut mourir sans être «prolongée». Momo, faisant croire à tout l’immeuble que Mme Rosa part pour Israël, emmenée par sa famille, la conduit à la cave, dans le «trou juif» qu’elle s’est aménagée, dans la crainte de nouvelles persécutions. C’est là qu’elle meurt. Momo reste couché près d’elle pendant trois semaines, jusqu’à ce que les voisins les découvrent, et le confient à Nadine, à qui toute son histoire était adressée.

Analyse de La vie devant soi

C’est avec la parution de la Vie devant soi que ce qu’on a appelé l’«affaire Ajar» a pris toute son ampleur. Déjà, pour son premier roman, la presse avait soupçonné qu’il pouvait s’agir d’une mystification, évoquant les noms de Queneau, d’Aragon... (voir Gros-Câlin). Cette fois cependant, l’hebdomadaire le Point croit tenir la clé de l’affaire en découvrant l’existence de Paul Pavlowitch, un cousin de Gary, qui lui sert de couverture lorsque «Émile Ajar» doit traiter avec son éditeur. Dès lors, les soupçons se portent sur son parent. Gary, pour sa part, nie catégoriquement être Émile Ajar, et lorsque certains critiques plus avisés remarquent des ressemblances thématiques entre les deux œuvres, il se défend malicieusement en évoquant son influence sur les jeunes auteurs. La même année, Gary faisait paraître, sous son nom, un livre qui exprimait son angoisse du déclin physique et intellectuel, Au-delà de cette limite, votre ticket n’est plus valable; le contraste avec la vitalité, la jeunesse de l’œuvre d’Émile Ajar semblait trop fort. C’est dans ces conditions, et alors que la Vie devant soi connaissait un immense succès populaire, que le roman allait recevoir le prix Goncourt. Gary demeure donc à ce jour le seul écrivain qui ait reçu deux fois cette récompense.

Tandis que Gary et Émile Ajar poursuivaient, de manière parallèle, leur œuvre, le mystère ne cessait de piquer les journalistes. C’est seulement après la mort de Gary, qui s’était suicidé en 1980, que la vérité allait éclater. Dans Vie et Mort d’Émile Ajar, écrit dès 1979, Gary expliquait toute l’affaire, provoquant la stupéfaction, et même l’indignation, du monde littéraire — une journaliste du Monde parlant de «supercherie». Le ton de Gary n’y était en effet pas tendre pour la presse littéraire, plus sensible au fond, devant le style Ajar, à l’attrait de la nouveauté qu’aux tendances profondes d’une œuvre. Car le renouvellement dans la Vie devant soi, de même que dans Gros-Câlin, n’est peut-être qu’une simple «mue», comme celles du python héros de ce livre, un retour aux thèmes les plus chers à l’auteur. L’originalité du roman est d’abord dans la peinture d’un milieu, vu par les yeux d’un enfant sensible et précoce, et décrit dans son langage: dans les rues déshéritées de Belleville, au-delà desquelles commencent les «quartiers français», se côtoient Noirs, Juifs et Arabes, immigrés clandestins, drogués, «putes» et «proxynètes». Ainsi, c’est Mme Lola, une «travestite» sénégalaise, qui soigne Mme Rosa dans ses derniers jours, donnant l’argent de ses passes à Momo. Quand Mme Rosa perd la tête, le balayeur noir du quartier tente une cérémonie d’exorcisme avec ses frères de tribu. L’un des moments les plus poignants est celui où, sentant la fin proche, Momo, élevé en musulman, mais ayant appris, par jalousie, tout ce que sait le petit Moïse, fait réciter à Mme Rosa le «shema Israël», la prière juive qui précède la mort, et allume pour elle, dans son «trou juif», un chandelier à sept branches.

Pourtant, l’univers d’Ajar est loin d’être celui des bons sentiments. Le monde de Momo est un monde dur, où il faut savoir «se défendre»: c’est l’expression qui sert à désigner l’ancienne activité de Mme Rosa et celle de sa propre mère; Momo lui-même doit jurer à Mme Rosa qu’il ne «se défendra» jamais de cette façon. Un monde tellement dur, que Momo n’a même pas envie de se droguer, à l’exemple d’autres gamins du quartier: il refuse d’être heureux. Et lorsque les voisins poussent des cris d’horreur en le découvrant près du cadavre décomposé de Mme Rosa, il remarque qu’ils ne hurlaient pas auparavant, «parce que la vie n’a pas d’odeur». Mais si Momo, en se couchant près de Mme Rosa pour mourir avec elle, refuse d’avoir «la vie devant soi», c’est avant tout à cause de ce lancinant besoin d’amour qui est une constante dans l’œuvre de Gary. Devant les relations qui unissent cette vieille femme devenue énorme et laide, si éprouvée par l’existence qu’elle vit depuis la guerre avec de faux papiers et sursaute à chaque coup de sonnette nocturne, et le petit Momo, l’enfant sans mère, qui tente constamment de la rassurer, lui mentant au besoin sur son état de santé, comment ne pas penser à cette absence de la mère si douloureusement exprimée dans la Promesse de l’aube? Gary, dans Vie et Mort d’Émile Ajar, parlait d’une «nouvelle naissance». N’est-ce pas aussi une façon d’abolir le temps et la mort, à la manière de ces films que l’on repasse à l’envers, que Momo découvre chez Nadine? Devant la déchéance de Mme Rosa devenue impotente, Momo se demande pourquoi on ne peut «avorter» les «vieux» comme on le fait pour les «jeunes»: on retrouve ici cette horreur de la vieillesse et des limites humaines qui semble avoir conduit Gary à choisir l’heure de sa mort.

Simone Signoret, enlaidie et vieillie pour les besoins du rôle, a interprété Mme Rosa dans le film réalisé par Moshé Mizrahi en 1977.

 

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