En attendant Godot-Samuel Beckett

I- Résumé de En Attendant Godot

Acte I

Sur une route de campagne le soir, Estragon, dit Gogo, et Vladimir, surnommé Didi, attendent Godot. Pour passer le temps, les deux clochards discutent : de leurs chaussures, du Christ en croix, de l’arbre qui constitue la seule végétation de l’endroit. Ils voudraient s’y pendre, mais l’arbre est trop chétif. Survient un couple étrange : Pozzo tient en laisse Lucky, qui porte ses bagages. Intrigués, Vladimir et Estragon observent les manières des arrivants. Ils veulent soulager l’esclave, mais Lucky frappe violemment Estragon. Pozzo leur explique que Lucky est son knouk, son bouffon, dont il ne peut se débarrasser. Pour les divertir, Pozzo fait danser Lucky. Celui-ci commence un long monologue incohérent qui ne s’achève qu’avec les coups des autres. Après leur départ arrive le garçon de M. Godot : celui-ci ne pourra venir ce soir, mais il viendra sûrement demain. La nuit tombe soudain sur la scène.

Acte II

Le lendemain, quelques feuilles ont poussé sur l’arbre. Vladi­mir chante en attendant Estragon. Ils reprennent alors leur conversation répétitive, mais Estragon ne se souvient plus des événements de la veille. Ils essaient d’imiter Pozzo et Lucky. Ceux-ci reviennent. Pozzo est désormais aveugle et Lucky muet. Ils tombent. Pozzo demande de l’aide. Estragon et Vladimir chu­tent aussi. Après de nombreux efforts, tout le monde retrouve la station verticale et Lucky et Pozzo s’en vont. Le garçon de M. Godot vient alors leur annoncer la même nouvelle que la veille. Estragon et Vladimir veulent partir et revenir le lendemain, mais ils ne bougent pas (Acte II).

II- En attendant Godot : analyse de la pièce

Un rétrécissement du monde

L’auteur met en scène un monde minimaliste, concentré autour de quelques éléments simples qui déroulent le texte dans sa plus exacte nudité, formant le cadre d’une dramaturgie sans concession refusant tous les prestiges traditionnels. Le lieu, d’em­blée, annonce cette volonté : une route à la campagne, que les personnages décrivent comme désertique. Ils sont en réalité sur un plateau aux pentes abruptes, dont ils ne sortent que pour dor­mir. L’endroit ne fonctionne donc pas comme décor permettant au spectateur d’inscrire l’action dans une époque, dans un endroit géographiquement précis, mais davantage comme zone indiffé­renciée et pourtant rassurante : ailleurs, Estragon se fait battre.

De même, le temps est ici traité de façon problématique. La pièce s’ouvre le soir, et la nuit tombe brutalement sur scène au départ du garçon de M. Godot ; or, le même phénomène se pro­duit le lendemain, sans souci d’élucidation. Le temps n’est donc plus conçu comme donnée structurante, à l’instar de la drama­turgie classique, ou comme élément resserrant le drame, mais comme un moment saisi à l’intérieur d’une durée à laquelle nous n’avons pas accès. Celle-ci consiste par ailleurs en une accumula­tion de petits instants, séparés par des pauses, des silences qui, mis bout à bout, créent un temps distinct, mais arraché de toute visée unifiante, proprement pulvérisé en anecdotes fermées sur leur propre inanité, comme si le temps était par avance condamné à un incessant retour du même, à un horizon perpétuel de fixité.

L’action des personnages rend également compte de ce phéno­mène : chaque jour, les mêmes choses semblent plus ou moins se reproduire, organisées autour de l’action principale, l’attente. L’absence d’événements se trouve d’ailleurs fixée dès la première réplique de la pièce, qu’il convient de comprendre dans son sens général : « Rien à faire. » Et c’est l’attente, ce degré minimal de l’action, qui est censée structurer ce vide. Enfin, les personnages eux-mêmes incarnent cette réduction des proportions : clochards, esclave ou maître dépendant, ils représentent l’incarnation la plus simple de l’humanité. Unis par des rapports de force violents, ils vivent dans une tension sado-masochiste qui les lie profondé­ment, sans pour autant les soulager, comme si l’autre ne faisait que réfléchir une solitude déjà perçue douloureusement. Les corps, de surcroît, s’affaiblissent et se dégradent, comme mus par une fatale décadence de l’existence qui contraste d'autant plus vio­lemment avec la fixité apparente du temps naturel (nuancée par la dérisoire poussée de la feuille unique sur l’arbre misérable de la scène) : l’un devient aveugle, l’autre muet tandis que les deux ciochards souffrent de la vessie ou des pieds. Cette incarnation dou­loureuse transforme radicalement le questionnement classique sur l’homme : loin d’une réflexion sur les grandes valeurs de l’hu­main, c’est la préoccupation du corps qui polarise les individus, car il s’agit avant tout ici de savoir comment durer, comment conti­nuer dans le petit, le réduit et le pire. Cette interrogation à rebours fonde une nouvelle conception de la tragédie, centrée sur l’infiniment petit, dans laquelle l’être se claquemure en un monde clos et sans espoir.

L’exigence de la parole

Dans cet univers rétréci, le seul intérêt, la seule activité, si l’on peut dire, est la parole. Comme le dit Estragon : « Essayons de converser sans nous exalter, puisque nous sommes incapables de nous taire. » La parole est fondamentale entre Vladimir et Estra­gon, car sans elle viendrait s’installer un mal redoutable : le silence. Il faut donc parler à tout prix, quitte à raconter toujours les mêmes anecdotes, dans l’attente d’une élucidation totale du sens, promise par M. Godot, dont l’intervention démiurgique, appelée par son nom, viendrait mettre un terme aux souffrances terrestres de l’existence.

Le langage représente donc ce qui inscrit finalement ces êtres dans la réalité puisqu’il rend possible un rapport, aussi ténu soit- il, entre deux consciences isolées dans leur recherche du sens. Tout est prétexte à discussion, comme si parler protégeait d’un danger réel. Mais s’agit-il seulement d’une volonté de se rassurer, d’une volonté tout court ? Comme dans la chanson de Vladimir ou dans le monologue de Lucky, les mots ne sont-ils pas plus forts que les êtres, les forçant à parler sans cesse, comme dans une chanson sans fin ou un discours sans signification ? Ce flot inin­terrompu de paroles ne serait pas le signe d’une maîtrise, mais bien au contraire celui d’une servitude qui les lierait à l’existence, sans pour autant leur permettre d’inventer leur liberté.

Beckett était d’ailleurs particulièrement attentif à la construc­tion et au rendu de ce discours absurde : les innombrables didascalies qui ponctuent le texte viennent autant informer le jeu du comédien que renseigner le lecteur sur l’interprétation du texte. Comme si l’auteur continuait à signifier quelque chose quand les personnages se taisent.