I. Résumé du roman

Les Roland, modestes joailliers parisiens retirés au Havre, ont deux fils : l’aîné, Pierre, brun, maigre et nerveux, vient d’être reçu médecin après des études chaotiques ; Jean, son cadet, blond, gras et placide, visiblement pré­féré de sa mère, est déjà licencié en droit. Leur rivalité secrète éclate lorsque, venus passer des vacances au Havre, ils découvrent qu’ils désirent la même femme, une jeune veuve, Mme Rosémilly. Mais voilà que le no­taire leur annonce qu’un ami de la famille, Léon Maréchal, décédé, a institué Jean son légataire universel. Pierre éprouve alors pour son frère une jalousie obsessionnelle. Imaginant que Jean est le fils naturel de Maréchal, il réclame à sa mère le portrait du défunt, curieusement disparu. Le trouble de Mme Roland confirme ses soupçons. Une cruelle relation s’installe alors entre eux, Pierre souffrant de ne plus respecter sa mère et de se livrer sur elle à une torture morale de tous les instants. Alors que Jean, comblé, s’apprête à s’établir et à épouser la jeune veuve, Pierre lui révèle le secret qu’il a décou­vert. Après l’aveu de Mme Roland, Jean renonce à l’héritage familial pour dédommager son frère et l’aide à trouver une place de médecin à bord de La Lorraine, un grand paquebot transatlantique. Aveugle jusqu’au bout, M. Ro­land ignore tout de la tragédie qui vient de se dérouler sous son toit.

II. Pierre et Jean: « Un petit roman » conduit comme une tragédie

L’écriture « resserrée » de Pierre et Jean condense les éléments du drame à la manière de la tragédie classique dont elle respecte les règles fondamentales :

  • l’unité de lieu : Le Havre, avec comme horizon la mer dont les décors scandent les temps forts du récit, qu’ils ouvrent et ferment symboliquement ;
  • l’unité de temps : la durée supposée du roman, quelques semaines, tend à se confondre avec la durée intérieure de la conscience de Pierre ;
  • l’unité d’action : abandonnant les péripéties et les personnages secondaires, Maupassant renonce à l’expansion traditionnelle de l’écriture romanesque.

Tout converge en effet, autour du trio central, à forger une crise tragique :

  • une « exposition » détaillée (ch. I) de la situation familiale, sociale et affective des personnages, avec pour conclusion l’héritage inattendu de Jean ;
  • une montée progressive de la crise (ch. II à VI) avec une lente cristallisation de la jalousie inquiète et soupçonneuse dans la conscience de Pierre ;
  • le « nœud » de la crise (ch. VII) avec la « révélation » de Pierre à son frère ;
  • le « dénouement », préparé au chapitre VIII et sublimé dans la dernière scène du chapitre IX où la mer emporte celui que sa mère a déjà trahi.

III - Introspection et analyse

Enquête sur les données d’une conscience...

Cette remarquable construction s’accompagne d’un usage dominant de la foca­lisation interne : nous ressentons, nous analysons les événements à travers la conscience de Pierre, dont la vie intérieure devient l’objet central de la narration.

Plusieurs étapes peuvent être distinguées dans cette enquête mentale : le fait perturbateur (l’héritage) ; le temps des soupçons avec une attention inquiète aux confidences de la fille de brasserie et du pharmacien Marowsko ; enfin la traque douloureuse des indices - souvenirs de Pierre lui-même, propos de son père, faits et gestes de Mme Roland dont Pierre scrute visage et comportements.

Si le roman devient ici, comme le suggère l’auteur, « une étude psycholo­gique », il évite constamment les risques de l’abstraction inhérents au roman d’analyse. La trajectoire du récit, qui épouse ce « travail » d’une conscience, est en effet calée sur de grands moments descriptifs dont chacun apporte à la quête son poids de réalité et sa charge symbolique : la sortie solitaire du héros à bord de La Perle (ch. IV), l’excursion à Trouville (ch. V) et la scène de pêche à Saint-Jouin au chapitre VI.

... et les parages de l’inconscient

« Roman œdipien » par cette enquête sur le passé familial, Pierre et Jean l’est aussi par une démarche d’investigation qui va au-delà des seules données de la conscience, sur les chemins obscurs de l’inconscient. Plus il avance dans sa traque de la vérité, plus Pierre pressent qu’il lui faut dépasser la simple réflexion pour se mettre à l’écoute de sa « seconde âme indépendante et violente ».

Le thème du « double », du Horla, devient ainsi majeur dans le déploiement du récit. Un moment soulagé « d’avoir dévoilé l’autre qui est en nous » (voir lecture méthodique de Pierre et Jean), Pierre est progressivement dépossédé de sa maî­trise par une étrange puissance qui le conduit à commettre des actions ou à proférer des paroles qu’il ne désire pas. Le voilà amené, par cette « seconde âme », à faire souffrir sa mère comme un tortionnaire ; le voilà encore, au chapitre VI, sous le re­gard de cette mère, écrasé « comme un cadavre, la tête dans le galet [...], déses­péré » ; le voilà enfin, au paroxysme de la crise, décrit comme un forcené « à l’œil dilaté », en proie à « une de ces folies de rage qui font commettre des crimes ».

 

 

IV - Échec et exclusion dans Pierre et Jean

L’angoisse de l’insupportable vérité à découvrir et la soumission à la puissance de la névrose ne sont pas les seules peines de Pierre Roland. Car ce roman n’est pas un simple drame de la jalousie fraternelle, il installe aussi son héros en figure ma­jeure de l’échec et de la culpabilité. Face à Jean, le fils naturel, Pierre, le légitime, échoue sur tous les plans : professionnel (la moins belle carrière), financier (l’héri­tage) et bien sûr sentimental.

Dans ce domaine, qu’il s’agisse de la passion partagée pour Mme de Rosémilly ou de l’affection pour la mère commune, Jean est à chaque fois le triomphateur et Pierre la victime, l’exclu du trio. Aussi le personnage apparaît-il de plus en plus dans les marges narratives des derniers chapitres alors qu’il en était le « point de vue » central jusqu’au chapitre VI ; et ce, à la différence du lecteur, sans même être jamais certain de la vérité qu’il traque. La fin du roman va matérialiser cette exclu­sion forcée par la décision de partir, d’embarquer, sur la suggestion de Jean, pour une improbable carrière de médecin maritime. Maupassant, dans ses dernières lignes, a d’ailleurs fait en sorte d’accumuler les motifs du « gommage » ou de l’« estompage » d’un être qui, sous le regard lui-même embué de sa mère, disparaît dans le néant de l’au-delà de l’écriture : « [elle] se retourna encore une fois pour jeter un regard sur la haute mer ; mais elle ne vit plus qu’une petite fumée grise, si lointaine, si légère qu’elle avait l’air d’un peu de brume ».

 

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