I- Texte:  Antigone de Jean Anouilh, le monologue du Choeur: 

Objectifs : La définition de la tragédie - la comparaison avec le drame - le mélange des éléments modernes et antiques - la tirade de théâtre.

 

Le chœur

Et voilà. Maintenant, le ressort est bandé. Cela n'a plus qu'à se dérouler tout seul. C'est cela qui est commode dans la tragédie. On donne le petit coup de pouce pour que cela démarre, rien, un regard pendant une seconde à une fille qui passe et lève les bras dans la rue, une envie d'honneur un beau matin, au réveil, comme de quelque chose qui se mange, une question de trop que l'on se pose un soir... C'est tout. Après, on n'a plus qu'à laisser faire. On est tranquille. Cela roule tout seul. C'est minutieux, bien huilé depuis toujours. La mort, la trahison, le désespoir sont là, tout prêts, et les éclats, et les orages, et les silences, tous les silences : le silence quand le bras du bourreau se lève à la fin, le silence au commencement quand les deux amants sont nus l'un en face de l'autre pour la première fois, sans oser bouger tout de suite, dans la chambre sombre, le silence quand les cris de la foule éclatent autour du vainqueur — et on dirait un film dont le son s'est enrayé, toutes ces bouches ouvertes dont il ne sort rien, toute cette clameur qui n'est qu'une image, et le vainqueur, déjà vaincu, seul au milieu de son silence...

C'est propre, la tragédie. C'est reposant, c'est sûr... Dans le drame, avec ces traîtres, avec ces méchants acharnés, cette innocence persécutée, ces vengeurs, ces terre-neuve, ces lueurs d'espoir, cela devient épouvantable de mourir, comme un accident. On aurait peut-être pu se sauver, le bon jeune homme aurait peut-être pu arriver à temps avec les gendarmes. Dans la tragédie, on est tranquille. D'abord, on est entre soi. On est tous innocents, en somme ! Ce n'est pas parce qu'il y en a un qui tue et l'autre qui est tué. C'est une question de distribution. Et puis, surtout, c'est reposant, la tragédie, parce qu'on sait qu'il n'y a plus d'espoir, le sale espoir; qu'on est pris, qu'on est enfin pris comme un rat, avec tout le ciel sur son dos, et qu'on n'a plus qu'à crier, — pas à gémir, non, pas à se plaindre, —  à gueuler à pleine voix ce qu'on avait à dire, qu'on n'avait jamais dit et qu'on ne savait peut-être même pas encore. Et pour rien : pour se le dire à soi, pour l'apprendre, soi. Dans le drame, on se débat parce qu'on espère en sortir. C'est ignoble, c'est utilitaire. Là, c'est gratuit. C'est pour les rois. Et il n'y a plus rien à tenter, enfin !

Jean Anouilh, Antigone, 1944

 

II- ELEMENTS POUR UNE ANALYSE DU TEXTE:

1- Une définition de la tragédie

La tirade du chœur, prononcée à un moment déci­sif, présente la tragédie. À partir des repérages lexi­caux, des images, des métaphores, on peut classer les caractéristiques qui en sont données.

■ Une mécanique : l’idée de machine ressort de tout un vocabulaire technique (ressort bandé, coup de pouce, démarre, Cela roule tout seul, minu­tieux, bien huilé,). La tragédie est présen­tée comme un déroulement automatique et auto­nome, qu’il suffît de mettre en marche.

Le caractère aléatoire du coup de pouce : il est exprimé par quelques exemples (regard, envie d’honneur, question de trop). La variété des incidents, leur absence de relation immédiate avec la mort et la souffrance attirent l’attention sur la capa­cité de la tragédie de se déclencher au moment où on l’attend le moins.

Les ingrédients tragiques : ils sont donnés d’abord dans l’énumération des lignes 4-5 (mort, trahison, désespoir, éclats, orages, silences). Ils sont repris implicitement plus loin dans l’affir­mation de l’absence totale d’espoir et enfin dans l’idée qu’il n’y a aucune solution autre que la mort (fin de la tirade). L’image du rat prisonnier, la méta­phore du « ciel sur le dos », l’allusion aux cris et aux gémissements associent définitivement la tra­gédie à la destruction, à la privation de liberté, à la souffrance.

Les personnages : les mots amants, foule, vainqueur dépassent le problème des personnages pour orienter déjà vers l’intrigue (pas­sion, interdit, vengeance). Le chœur fait aussi réfé­rence aux rois (C’est pour les rois) soulignant l’appartenance des personnages tragiques à une humanité privilégiée.

À partir de tous les éléments disséminés dans la tirade, on peut reconstituer une définition de la tra­gédie : véritable mécanique qui conduit inexora­blement à la mort, sans aucun espoir d’issue, et sans raison apparente, elle met en jeu les sentiments et les souffrances de rois et de princes.

2- La tragédie et le drame

Définissant la tragédie, le chœur prend comme réfèrent, peut-être parce que ce genre est plus connu, le drame, et met en relief des différences. La première caractéristique est traduite par les termes reposant, sûr, propre (l. 16). Associés à la métaphore de la machine, ces termes soulignent le caractère inexorable de l’enchaînement tragique, qui conduit, sans accroc, à la mort. Pour préciser cette idée, le chœur fait alterner, dans le deuxième para­graphe, des précisions sur le drame en un jeu de balance : C’est propre, la tragédie. ../Dans le drame, l. 16 ; Dans la tragédie, l. 20/c’est reposant, la tra­gédie, l. 23 ; Dans le drame, l. 28. Les différences que comporte le drame se situent d'une part dans les thèmes et les personnages (méchants contre bons, cruauté contre innocence, présence de sau­veurs en puissance, espoir), d’autre part dans le dénouement, qui n’est pas toujours la mort. Le déroulement du drame est plus angoissant parce qu’il laisse l'espoir d’un hypothétique salut. La tragédie, machine infernale, selon le titre de Cocteau, ne connaît son dénouement qu’avec la mort des héros. En un sens, c’est en effet plus simple, et reposant. Il y a ainsi une différence esthétique : à la tragédie, noble et sans espoir, gratuite, s’oppose le drame, utilitaire et de ce fait, laid.

3- Une coexistence d’éléments en apparence anachroniques

Représentée en 1944, la pièce reprend la tragédie de Sophocle, et Anouilh fait coexister sans heurt des éléments qui pourraient paraître anachroniques.

  • Le chœur : emprunté à la tragédie antique, il joue ici un rôle qui consiste à prévenir le public de ce qui va arriver. S’il ne dévoile pas la suite, il commente, apprécie, informe. C’est sa fonction traditionnelle, reprise sous une forme un peu détournée, il fait com­prendre ce qu’est la tragédie et a un rôle didactique.
  • Le niveau de langue : c’est celui de la langue fami­lière (le chœur antique s’exprime beaucoup par images, métaphores, symboles, paraboles). On peut dire que l’on retrouve cette utilisation d’images, mais celles-ci sont empruntées à la langue de la rue et au monde de la technique (ressort, bien huilé). La com­paraison avec le cinéma (film dont le son s’est enrayé, l. 13) est aussi empruntée au modernisme. La manière dont parle le chœur (récurrence de on, emploi du mot gueuler, reprise fréquente de c’est... suivi du terme qui devrait être sujet) permet d’expliquer en termes accessibles à tous les caractéristiques d’un genre difficile (référence à la tragédie antique et à la tragédie classique) que le public ne connaît peut-être pas. C’est donc une façon de familiariser le public avec le déroulement de la pièce en lui faisant comprendre sa nature. Il y a là un phénomène d’adaptation du chœur traditionnel à une situation moderne.

Le résultat de cette adaptation est une sorte de mélange des genres et une intéressante définition, accessible à tous, génératrice d’émotion par la mise en relief du décalage entre la mort assurée et ce qui est à l’origine du processus. La familiarité du ton, elle aussi en décalage avec le ton de la tragédie, fait du texte une efficace leçon de théâtre à l’intérieur du théâtre.

CONCLUSION-BILAN

Le choix du niveau de langue, les éléments consti­tutifs de la tragédie - les caractères du drame - le rôle du chœur.

4- PARCOURS CULTUREL

  • Le chœur de la tragédie antique : il est composé à l’époque de Sophocle de douze à quinze choreutes et son rôle est prépondérant. Il représente en effet des personnes intéressées de près à l’action, dont le sort, parfois, est lié au dénouement, mais qui n’ont aucun pouvoir pour infléchir l’action dans un sens ou dans l’autre. Ce qu’il a à dire, sous forme de textes chantés, alterne avec les dialogues des autres per­sonnages. Ce qu’il transmet, à travers ses chants, parfois fort longs, est divers : expression de ses sen­timents (qui sont souvent ceux du public), prières adressées aux dieux, rappel d’événements antérieurs, prédictions, recommandations morales, aveu de ses craintes devant les événements à venir. La présence du chœur a une force lyrique importante et un grand pouvoir d’émotion.
  • Éléments bibliographiques : La tragédie grecque par J. de Romilly (PUF, coll. « Que sais-je ? » n° 1732).

Voir aussi:

Commentaire de texte sur Antigone de Jean Anouilh: le prologue

Antigone : de Sophocle à Anouilh

le dernier jour d\'un condamné de Victor Hugo: résumé et analyse

Bac de français