Candide ou l'Optimisme  est un compte philosophique écrit par Voltaire, un philosophe du siècle des Lumières, publié pour la première fois en 1759. Candide est une satire de l'optimisme philosophique de Leibniz. C'est une réponse directe aux tentatives de Leibniz de résoudre le problème de l'existence du mal dans le monde.

Texte à commenter : extrait du chapitre V de Candide

Candide, son maître Pangloss et l'anabaptiste1 Jacques, qui les a sauvés et recueillis, arrivent en bateau de Hollande dans le port de Lisbonne au moment où éclate une tempête, prélude au tremblement de terre.

La moitié des passagers, expirants de ces angoisses inconcevables que le roulis d'un vaisseau porte dans les nerfs et dans toutes les humeurs2 du corps agitées en sens contraires, n'avait pas même la force de s'inquiéter du danger. L'autre moitié jetait des cris et faisait des prières ; les voiles étaient déchirées, les mâts brisés, le vaisseau entrouvert. Travaillait qui pouvait, personne ne s'entendait, personne ne commandait. L'anabaptiste aidait un peu à la manœuvre ; il était sur le tillac3 ; un matelot furieux le frappe rudement et l'étend sur les planches ; mais du coup qu'il lui donna il eut lui-même une si violente secousse qu'il tomba hors du vaisseau la tête la première. Il restait suspendu et accroché à une partie de mât rompue. Le bon Jacques court à son secours, l'aide à remonter, et de l'effort qu'il fit il est précipité dans la mer à la vue du matelot, qui le laissa périr, sans daigner le regarder. Candide approche, voit son bienfaiteur qui reparaît un moment et qui est englouti pour jamais. Il veut se jeter après lui dans la mer, le philosophe Pangloss l'en empêche, en lui prouvant que la rade de Lisbonne avait été formée exprès pour que cet anabaptiste s'y noyât. Tandis qu'il le prouvait a priori4, le vaisseau s'entrouvre, tout périt à la réserve5 de 15 Pangloss, de Candide et de ce brutal de matelot qui avait noyé le vertueux anabaptiste ; le coquin nagea heureusement jusqu'au rivage, où Pangloss et Candide furent portés sur une planche.

VOLTAIRE, Candide ou l'optimisme (début du chapitre V), 1759.

Notes.

  1. les « anabaptistes » reçoivent le baptême seulement à l'âge adulte. Ils se distinguaient par leurs idées humanitaires. 
  2. les « humeurs » sont toutes les substances liquides contenues dans le corps humain.
  3. le « tillac » est le pont du navire.
  4. un raisonnement « a priori » n'est pas fondé sur des faits mais seulement sur des arguments logiques.
  5. « à la réserve » signifie « à l'exception ».

 

Questions d'observation (4 points).

  1. a) Relevez et commentez les temps verbaux employés dans ce passage.
  2. b) Relevez et commentez tous les éléments qui opposent l'anabaptiste et le matelot.

 

Commentaire des temps verbaux employés dans le texte

Un conseil : Ne confondez pas l'étude du temps dans un texte et celle du temps verbal. Le temps peut être indiqué de diverses façons : les temps verbaux sont une de ces façons. Il s'agit des temps de la conjugaison (présent, imparfait, futur, passé simple, etc.).

Mais ces temps verbaux ne suffisent pas pour rendre clairs l'ordre et le déroulement des actions dans le texte. On dispose encore des nombreux adverbes et locutions adverbiales et de toutes les sortes de compléments de temps : par exemple, « hier », d'abord », « ensuite », « trois jours plus tard », « quand il fut rentré à la maison »...

Un coup d'œil sur le texte fait apparaître que les indications temporelles sont assez peu nombreuses dans ce passage de Candide. On ne relève que trois compléments de temps : à la ligne 11 « un moment », à la ligne 12 « pour jamais », et à la ligne 14 la proposition subordonnée de temps « Tandis qu'il le prouvait a priori ». Il faudra commenter cette rareté relative, alors que les actions successives sont elles très nombreuses.

Ce passage du conte philosophique de Voltaire est un texte narratif contenant quelques éléments descriptifs, Voltaire y emploie l'imparfait, au début surtout quand il évoque le climat de panique et d'accablement qui règne sur le navire : « La moitié des passagers [...] n'avait pas même la force de s'inquiéter du danger. L'autre moitié jetait des cris et faisait des prières ; les voiles étaient déchirées [...] Travaillait qui pouvait, personne ne s'entendait, personne ne commandait. L'anabaptiste aidait un peu [...] il était sur le tillac ». C'est sur ce fond que se détachent soudain les événements rapportés en cascade à partir de la ligne 6. Pour les raconter, Voltaire emploie le passé simple, le temps du récit : « donna [...] eut [...] tomba [...] laissa [...] nagea [...] furent portés. », et majoritairement le présent de narration* qui met véritablement ces actions sous nos yeux : « un matelot [...] le frappe [...] et \'étend [...] Le bon Jacques court [...] l'aide [...] de l'effort qu'il fait il est précipité [...] Candide approche, voit son bienfaiteur qui reparaît et qui est englouti [...] Il veut. [...] Pangloss l'en empêche [...] le navire s'entrouvre ; tout périt. » L'imparfait revient à la ligne 8 avec sa valeur durative accentuant, au sens propre, le « suspens » : « Il restait suspendu et accroché à une partie de mât rompue. » Deux retours en arrière utilisent le plus-que-parfait : « la rade de Lisbonne avait été formée exprès » et « ce brutal de matelot qui avait noyé le vertueux anabaptiste ». Au total nous nous trouvons devant un récit traditionnellement construit autour de l'opposition de l'imparfait et du passé simple, souvent remplacé ici pour plus de vivacité par le présent de narration.

Commentaire de la relation entre l'anabaptiste et le matelot

Vous aurez remarqué que dans ce récit, il est difficile de dire autour de quel personnage unique la série d'actions relatées est centrée. Car au total on compte cinq personnages : Candide, Pangloss, le matelot, l'anabaptiste Jacques, auxquels s'ajoute la masse des passagers du navire, séparée en deux moitiés.

Dans ce commentaire nous nous concentrons sur l'anabaptiste et le matelot et nous n'insisterons pas sur les autres personnages. En effet comme le peintre ou le musicien, l'écrivain peut choisir de faire graviter toute sa composition autour d'un motif unique et principal ; il peut aussi, comme Voltaire ici, construire son œuvre autour de plusieurs motifs simultanés et combinés les uns aux autres.

Voltaire a caractérisé les deux personnages du matelot et de l'anabaptiste pour qu'ils forment une paire de contraires. Chacun des deux est qualifié deux fois. D'abord avant la noyade, le matelot est dit « furieux » (au sens ancien d'« atteint d'une folie meurtrière »), et Jacques est simplement « bon ». Après la noyade, Voltaire rapproche encore les deux qualificatifs pour aggraver rétrospectivement (avec le démonstratif et l'article défini) le contraste : « ce brutal de matelot qui avait noyé le vertueux anabaptiste ».

Mais l'auteur nous montre aussi le même contraste dans leurs oeuvres : violence irrationnelle, absence totale de gratitude et pour finir la chance (« il nagea heureusement ») du matelot ; douceur et dévouement, absence totale d'ingratitude et pour finir le malheur de Jacques.

Même les tournures syntaxiques les mettent en parallèle : « du coup qu'il lui donna, il eut lui-même une si violente secousse qu'il tomba, la tête la première », à cette phrase répond presque mot pour mot celle-ci : « de l'effort qu'il fait il est précipité dans la mer ». Et l'on se souviendra que le verbe « être précipité » veut dire étymologiquement « tomber la tête la première »...

Plan détaillé du commentaire du texte

Voici un exemple de plan détaillé, tel que vous devez le préparer en notes avant la rédaction définitive du commentaire. Étudiez-le en vous reportant au texte.

Première partie : les secousses d’un monde absurde

1. L'enchaînement haletant des actions 

  • de nombreux verbes d'action, enchaînés chronologiquement et sans liens, plutôt que logiquement ;
  • rôle de la ponctuation : rare dans la première phrase, puis abondante dans les énumérations.

2. Les temps verbaux participent à ce tempo très vif 

3. Une cacophonie choisie 

  • allitération des sifflantes dans la première phrase : « passagers, expirants de ces angoisses inconcevables » ;
  • en [r] dans la description du naufrage : « déchirés [...] brisés [...] entrouvert. » ;
  • reprises de sons rapprochés : « furieux le frappe », « court à son secours » ;
  • reprises de sons décalés pour évoquer les chocs en retour : « coup [...] secousse [...] secours » ;
  • répétitions rapprochées qui font « bégayer » la phrase : « personne ne s'entendait, personne ne commandait ».

L'ensemble de ces effets sonores contribue à rendre la panique et le fracas de la tempête et du naufrage.

Transition : dans cet univers désorienté et chaotique, pour donner du relief à ses personnages, Voltaire schématise leur comportement.

Deuxième partie : une mise en scène des personnages par un jeu d'oppositions

Dans ce chaos les humains apparaissent groupés en paires contrastées.

1. Les passagers 

les deux « moitiés » qui les présentent sont dans un très net déséquilibre. La première « moitié », surchargée de précisions presque médicales, subit l'accablement dû au mal de mer. La deuxième, évoquée bien plus brièvement, permet à Voltaire de mettre en doute l'efficacité de la prière. Mais globalement les deux moitiés se rejoignent : les uns comme les autres sont incapables d'agir réellement sur les causes de leur malheur.

2. Le matelot et l'anabaptiste 

On peut ajouter, pour faire sentir à la fois la rapidité et l'absurdité de l'enchaînement des actions, que Voltaire traite les démêlés des deux personnages, de façon presque mécanique, comme le feront les grands « burlesques » du cinéma muet, Chaplin entre autres.

Un conseil : N'hésitez pas à faire des rapprochements avec les autres arts, peinture, musique et cinéma, quand ils peuvent rendre plus nets l'impression ou l'effet que vous voulez illustrer. Attention pourtant de ne pas commettre d'anachronisme* à cause d'une maladresse d'expression : Voltaire n'a évidemment pas connu le cinéma !

3. Pangloss et Candide

Leurs deux noms sont intentionnellement rapprochés, comme appariés aux lignes 15 et 16 pour indiquer leur communauté de destin. Mais aux lignes 11 et 12 Voltaire a « creusé un vide » entre eux : le geste spontané de l'élève est stoppé net par l'intervention du maître.

4. Pangloss et Jacques

Cette opposition est seulement suggérée par le mouvement spontané de Candide : Jacques est devenu son véritable maître, puisqu'il est prêt à le suivre dans le mer, à risquer sa vie pour lui. La scène fait nettement apparaître Pangloss comme un « faux maître ».

5. Après le naufrage

Une fois les personnages réduits à trois (« tout périt » : cette brève constatation englobe les êtres et les choses), le parallélisme est maintenu. Voltaire oppose l'activité du matelot, qui nage, à la passivité de Pangloss et Candide « portés » sur une planche.

Transition : cet univers humain reposant sur des contrastes est-il seulement un jeu mécanique ?

Si vous avez bien suivi le plan jusqu'ici vous aurez reconnu dans les deux premières parties les deux centres d'intérêt que nous avons définis comme caractéristiques du texte narratif au début de ce chapitre : premièrement une suite d'événements organisés dans le temps (c'est l'objet de la première partie de ce plan), deuxièmement des personnages placés face à ces événements (c'est l'objet de la deuxième partie de ce plan).

Il reste à se demander à quoi sert cette narration, quelle est sa portée, sa signification. Ce sera l'objet de la troisième partie que nous vous proposons maintenant.

Troisième partie : la portée polémique de ce passage

1. L'ironie de la narration

Il n'est pas difficile de sentir que Voltaire s'amuse à faire triompher le mal de façon systématique. Le mal qui vient de la nature, la tempête, emporte le navire et ses passagers ; le mal qui vient de l'homme, inexplicable et acharné dans la personne du matelot ; enfin le mal qui punit Jacques pour son geste de bonté et récompense le matelot après son geste criminel ! Voilà qui heurte l'« optimisme » affiché dans le sous-titre de l'œuvre.

Il n'est pas impossible non plus que Voltaire ait appliqué son humour noir à l'en- contre de l'anabaptiste. Curieux baptême en effet que celui que subit le bon Jacques : au lieu de le faire renaître, cette immersion le fait mourir...

2. L'ironie contre Pangloss

On relève le terme faussement valorisant de « philosophe » pour qualifier Pangloss. Il s'agit d'une antiphrase* ironique, car les faits démentent la prétendue sagesse du personnage. Son discours envahissant [Son nom d'origine grecque signifie « tout en langue », comme nous l'avons vu dans l'exercice 1 du chapitre II.] est coupé de la réalité et n'est qu'un mince paravent à sa lâcheté et à son ingratitude. On remarquera l'insistance de Pangloss à « prouver » (deux fois, aux lignes 13 et 14) alors que la situation réclame au contraire d'agir, ce que font Candide et Jacques. Et que veut donc « prouver » Pangloss ? Que les événements qu'ils vivent ont un sens alors que Voltaire a tout fait pour les rendre absurdes à nos yeux. Sa faute de raisonnement est patente : il met côte à côte et réunit par un lien de causalité, « exprès pour que », deux éléments qui à l'évidence sont sans rapport : « la rade de Lisbonne » et la noyade de Jacques. Confondant la coïncidence et la causalité, il est en réalité simplement lâche et cruel : sa distance méprisante est sensible dans l'emploi du démonstratif « cet anabaptiste ».

3. Que faire face au mal ?

Il est temps maintenant de tenter de mettre en relation les diverses attitudes proposées par les personnages pour essayer de dégager une leçon. Puisque les prières sont inutiles, puisque les discours philosophiques sont inopérants et monstrueusement déplacés, il ne nous reste qu'à agir. C'est sans doute le conseil que nous donne Voltaire en mettant en relief ce verbe au début d'une phrase (I. 4) et surtout en faisant de l'anabaptiste celui qui montre l'exemple du travail. Il reste que pour l'instant, la réalité et le mal triomphent d'une part de l'optimisme de Pangloss, et d'autre part de l'altruisme de l'anabaptiste.

Si vous lisez l'ensemble de l'œuvre, vous constaterez que le travail et l'action sont une des « leçons » de Candide, dans son chapitre final.

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