Présentation du Parti pris des choses

Le parti pris des choses est un recueil de 32 poèmes en prose, courts ou moyens, du poète et essayiste français Francis Ponge, publié pour la première fois en 1942. 

Élaboré durant plus d’une décennie avant sa parution, Le Parti pris des choses constitue le texte fondateur de la poésie de Ponge dont la production ultérieure ne démentira nullement les précéptes qui président à son avènement. Composé alors que le poète était employé aux messageries Hachette (voir le poème intitulé : « R. C. rue de Seine n. »), ce recueil a justement fondé sa célébrité et établi sa place au tout premier rang des poètes du XXe siècle.

Dans son recueil, le poète s'inspire de la vie quotidienne, les éléments, souvent familiers, sont délibérément choisis pour leur apparente banalité.

Biographie de Francis Ponge

Francis Ponge est né le 27 mars 1899 à Montpellier et mort le 6 août 1988 au Bar-sur-Loup (Alpes-Maritimes).Il a commencé à écrire à un âge relativement jeune, se faisant remarquer dès le début des années 1920. Comme beaucoup d'écrivains français de son époque, il est également engagé politiquement, rejoignant les rangs du Parti socialiste en 1919. En tant qu'écrivain, il a rejoint le mouvement surréaliste pendant une courte période au cours des années 1930 ; cela a également eu des ramifications politiques, l'influençant à rejoindre le parti communiste. Cependant, ses œuvres les plus remarquables ne seront réalisées que plus tard dans sa vie.

Il a combattu pendant les deux guerres mondiales, et c'est après son passage dans l'armée pendant la Seconde Guerre mondiale qu'il a décidé de quitter le parti communiste. C'est à cette époque, en 1942, qu'il rejoint la Résistance française et qu'il publie ce qui est considéré comme son œuvre la plus célèbre, Le parti pris des choses. Ce texte a en fait été écrit sur une période de 15 ans, de 1924 à 1939.

Francis Ponge a remporté plusieurs prix prestigieux à la fin de sa carrière. Il a notamment reçu le prix international Neudstadt de littérature en 1974.

Contexte de publication du Parti pris des choses

Réception de l'oeuvre

Après la publication de Le parti pris des choses, Ponge n'est pas passé inaperçu dans le monde littéraire. Les grands noms de la littérature que sont Albert Camus et Jean-Paul Sartre lui ont fait de grands éloges au début des années 1960. En outre, le magazine littéraire français Tel Quel a également fait l'éloge de son œuvre à cette époque. Bien qu'il n'ait gagné que récemment en popularité aux États-Unis, il a passé la dernière partie de ses années à donner des conférences dans tout le pays et a également été professeur invité au Barnard College et à l'université de Columbia.

Francis Ponge et le mouvement de l'absurde

Les œuvres de Ponge décrivent souvent des objets banals - par exemple "Le caillou" ou "L'huître" - de manière extensive, mais d'une manière telle que ses œuvres sont classées dans la catégorie des poèmes en prose. Robert W. Greene, un critique littéraire, a noté à propos des intentions de ses œuvres : " Il cherche un équilibre d'équivalences, une équation entre l'ordre des choses et l'ordre des mots ".

Ponge a également été influencé par les idées de son époque. Il a ses propres idées sur l'absurde, influencées par Albert Camus à plusieurs égards. Ponge lui-même a écrit dans le Tome Premier qu'il croyait en la non-fiabilité du langage et a critiqué les vues de Camus sur la recherche d'un principe unique par opposition à un certain nombre de principes. Beaucoup de ses écrits peuvent être vus comme une manière à la fois de revenir aux valeurs concrètes du langage tout en révélant son absurdité.

Ponge était très respecté par ses contemporains en France et ceux-ci ont souvent contribué à stimuler sa carrière littéraire. Les éloges du magazine Tel Quel à l'égard des œuvres de Ponge tout au long des années 1960 en sont un exemple. Camus et Sartre respectaient tous deux énormément son travail. Les mouvements philosophiques de l'époque, dont Camus et Sartre étaient les leaders, ont à leur tour influencé l'œuvre de Ponge. Par exemple, Ponge a utilisé les idées de Camus sur l'absurdité pour former ses propres opinions. C'est d'ailleurs en partie grâce aux louanges de Sartre que Ponge a pu remporter le prestigieux prix Neudstadt.

Le poème en prose

Bien que l'œuvre de Ponge soit le plus souvent classée dans la catégorie des poèmes en prose, il a publiquement rejeté l'appellation de "poète", déclarant qu'il "utilise le magma poétique... uniquement pour s'en débarrasser". Bien que de nombreux commentaires se concentrent sur ce point, il semble, d'après son style d'écriture, que le problème de Ponge était davantage lié au lyrisme complaisant de certains poètes qu'au concept de poésie lui-même. Bien qu'il ait déclaré que " les idées ne sont pas mon fort ", ses œuvres regorgent d'idées : il a déclaré au début de sa carrière que " c'est moins l'objet qu'il faut peindre que l'idée de cet objet ", une déclaration qui peut être acceptée même dans ses œuvres plus tardives.

► La poésie du quotidien

" Si j'ai choisi de parler de la coccinelle, c'est par dégoût des idées ", écrit Ponge en 1943. Contre les poètes idéalistes qui tapissent leur intérieur de paysages romantiques, l'auteur prêche pour une prose réaliste. Ni subjectivité, ni lyrisme. Ce qui intéresse Ponge, c'est l'ici et maintenant, le détail des choses familières. Si l'on peut être surpris en lisant un texte sur un " morceau de viande ", il ne faut pas voir dans le trivial un territoire étranger à la matière verbale. Les mots, comme les choses qu'ils désignent, ont une chair, un goût, une couleur. "Il y a dans le Parti pris une désaffection, une désaffection pour le puzzle métaphysique", explique-t-il. Est-ce pour cela que Ponge fait de son corps une éponge ? Ses yeux errent avec " la pluie " quand ses doigts défient " l'huître " de les couper. L'auteur réinvente les objets du quotidien à l'aide d'histoires qui confinent parfois à la définition, voire à l'énigme.

Analyse du Parti pris des choses : quelques thèmes principaux

► Dire l’objet.

Ponge avouera plus tard qu’il était depuis longtemps habité par une attirance pour l’étrangeté et l’épaisseur des objets, et que ce sentiment se trouvait sans doute à l’origine de sa volonté d’exprimer cette face ordinairement négligée par ceux qui s’en servent. A la différence du dictionnaire donnant plutôt des définitions des mots que des choses auxquelles ils renvoient, le poète a pu définir ses propres textes comme des "définitions-descriptions-oeuvres d'art", propres à dire exactement la présence des objets quotidiens.

La résistance des choses banales suscite ainsi un poème qui tente de donner la parole à l’inanimé : par un développement Tle ses qualités propres, l’objet n’est plus considéré par le biais de son utilité mais véritablement en soi. Ponge s’attache alors à établir son- unicité, ""sa personnalité qui redonnent ainsi à la chose un visage jusque-là insoupçonné. C’est pourquoi ses textes mettent volontiers en exergue la différence entre ces objets sans insister sur les analogies qui les rapprochent ; à ce titre, le début du célèbre « Cageot » - « À mi-chemin de la cage au cachot la langue française à cageot... » - est particulièrement emblématique de cette saisie différentielle opérée par le poème. Celui-ci prend donc exactement le parti de l'objet contre le discours communément admis de telle sorte que par le truchement d'une parole juste, l’objet s’exprime lui-même à travers le poème.

Comme Ponge le note dans ses Méthodes, il s’agit bien d’ôter la peau des choses. Il faut trouver la chose vive, et faire en sorte que le poème, achevé, acquière une réalité égale à l’objet-sujet qu’il s’est donné. Dès lofs, le poème et la chose se posent à part entière comme des éléments du monde.

Le compte tenu des mots.

Dans cette quête de justesse J.qui, aussi bien, est une justice rendue aux choses), le langage se doit d’être le plus précis pos­sible : le parti pris des choses, cette naïveté amoureuse avec laquelle on les regarde, ne saurait être séparé d’un nécessaire compte tenu des mots. En effet, puisque c’est la connaissance la plus étendue possible de l’objet qui est visée, les mots doivent être pesés et minutieusement choisis. Grand amateur du Littré, Ponge a ainsi fréquemment recours à l’étymologie (qui lui permet de faire coïn­cider dans un terme ses sens originel et actuel), voire aux néolo­gismes afin d’adhérer au plus près à l’objet. Les imagés ou la syntaxe parfois étonnantes du recueil se lisent donc moins dans le sens d’un imaginaire surréaliste, que comme la nécessité imposée par l’objet d’une raison à l’œuvre afin d’accéder à la réalité déjà chose. A l’instar de Malherbe, considéré comme un poète majeur en raison de la précision de sa lyre, Ponge cisèle de courts poè­mes en prose en décalquant (description et définition) puis en développant les qualités intrinsèques de l’objet simultanément dans la langue et dans le monde. Lé"'fait. la définition claire et quasi expérimentale se trouvent alors naturellemenl préférés à l’opinion vague ou au faste d’une image virtuose : seule la formu­lation juste importe, même si le plaisir sensuel des mots fraye bien souvent avec le jeu et un indéniable côté maniériste. Le goût du réel du Ponge savant va toujours de pair avec le goût des mots du Ponge poète, sans que l’on puisse dissocier ceiT deux visages de l’écrivain.

► Evidence et humour.

S’il fallait à toute force trouver le lien unissant ces deux postu­res, peut-être pourrait-on proposer le sourire comme la plus pro­bable passerelle. La rage d’expression du poète demeure en effet sans cesse contrebalancée par un travail qui écarte l'effusion pour mettre en avant l’objet et non l’homme, à travers une éthique qui fait la part belle à l’humour et transforme le poème, selon le mot du poète lui-même, en « objeu ». Au travers de cette rigueur poétique, la chose a alors chance de revêtir l’aspect d’une évi- dence étrange, où la clarté de la formule se défie sans cesse du lyrisme poétique peu approprié à l'entreprise de Ponge. En tirant de l’objet une leçon, en tirant de ce presque rien une totalité signifiante, Ponge désamorce toute tentative de récupération trop philosophique de son œuvre en utilisant l’humour comme garde- fou (voir à ce propos le superbe « Gymnaste ») et en mettant en avant la saveur nonpareille du texte qui renvoie à celle de l’objet qu’il fait advenir à la parole.

Exemple de poèmes en prose extraits du Parti pris des choses

Parmi les poèmes de l'autoproclamée "encyclopédie poétique" de Ponge, "L'huitre", "Escargots"et "Le galet" font souvent l'objet d'un examen minutieux. Chacun d'eux présente un ou plusieurs thèmes pongiens caractéristiques.

"L'huitre"

L'huître, de la grosseur d'un galet moyen, est d'une apparence plus rugueuse, d'une couleur moins unie, brillamment blanchâtre. C'est un monde opiniâtrement clos. Pourtant on peut l'ouvrir : il faut alors la tenir au creux d'un torchon, se servir d'un couteau ébréché et peu franc, s'y reprendre à plusieurs fois. Les doigts curieux s'y coupent, s'y cassent les ongles : c'est un travail grossier. Les coups qu'on lui porte marquent son enveloppe de ronds blancs, d'une sorte de halos.
A l'intérieur l'on trouve tout un monde, à boire et à manger : sous un firmament (à proprement parler) de nacre, les cieux d'en dessus s'affaissent sur les cieux d'en dessous, pour ne plus former qu'une mare, un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l'odeur et à la vue, frangé d'une dentelle noirâtre sur les bords.
Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d'où l'on trouve aussitôt à s'orner.


Francis Ponge - Le parti pris des choses (1942)

 

Extrait du poème "Escargots"

Au contraire des escarbilles qui sont les hôtes des cendres chaudes, les escargots aiment la terre humide. Go on, ils avancent collés à elle de tout leur corps. Ils en emportent, ils en mangent, ils en excrémentent. Elle les traverse. Ils la traversent. C'est une interpénétration du meilleur goût parce que pour ainsi dire ton sur ton — avec un élément passif, un élément actif, le passif baignant à la fois et nourrissant l'actif — qui se déplace en même temps qu'il mange.

(Il y a autre chose à dire des escargots. D'abord leur propre humidité. Leur sang froid. Leur extensibilité.)

A remarquer d'ailleurs que l'on ne conçoit pas un escargot sorti de sa coquille et ne se mouvant pas. Dès qu'il repose, il rentre aussitôt au fond de lui-même. Au contraire sa pudeur l'oblige à se mouvoir dès qu'il montre sa nudité, qu'il livre sa forme vulnérable. Dès qu'il s'expose, il marche.

Pendant les époques sèches ils se retirent dans les fossés où il semble d'ailleurs que la présence de leur corps contribue à maintenir de l'humidité. Sans doute y voisinent-ils avec d'autres sortes de bêtes à sang froid, crapauds, grenouilles. Mais lorsqu'ils en sortent ce n'est pas du même pas. Us ont plus de mérite à s'y rendre car beaucoup plus de peine à en sortir.

A noter d'ailleurs que s'ils aiment la terre humide, ils n'affectionnent pas les endroits où la proportion dévie-1 en faveur de l'eau, comme les marais, ou les ctangs. Et certainement ils préfèrent la terre ferme, mais à condition qu'elle soit grasse et humide.

Ils sont friands aussi des légumes et des plantes aux feuilles vertes et chargées d'eau. Ils savent s'en nourrir en laissant seulement les nervures, et découpant le plus tendre. Ils sont par exemple les fléaux des salades.

Que sont-ils au fond des fosses? Des êtres qui les affectionnent pour certaines de leurs qualités, mais qui ont l'intention d'en sortir. Ils en sont un élément constitutif mais vagabond. Et d'ailleurs là aussi bien qu'au plein jour des allées fermes leur coquille préserve leur quant-à-soi.

Certainement c'est parfois une gêne d'emporter partout avec soi cette coquille mais ils ne s'en plaignent pas et finalement ils en sont bien contents. II est précieux, où que l'on se trouve, de pouvoir rentrer chez soi et défier les importuns. Cela valait bien la peine.

Francis Ponge - Le parti pris des choses (1942)

Extrait du poème "Le Galet"

Le galet n'est pas une chose facile à bien définir.

Si l'on se contente d'une simple description l'on peut dire d'abord que c'est une forme ou un état de la pierre entre le rocher et le caillou.

Mais ce propos déjà implique de la pierre une notion qui doit être justifiée. Qu'on ne me reproche pas en cette matière de remonter plus loin même que le déluge.

Tous les rocs sont issus par scissiparité d'un même aïeul énorme. De ce corps fabuleux l'on ne peut dire qu'une chose, savoir que hors des limbes il n'a point tenu debout.

La raison ne l'atteint qu'amorphe et répandu parmi les bonds pâteux de l'agonie. Elle s'éveille pour le baptême d'un héros de la grandeur du monde, et découvre le pétrin affreux d'un lit de mort.

Que le lecteur ici ne passe pas trop vite, mais qu'il admire plutôt, au lieu d'expressions si épaisses et si funèbres, la grandeur et la gloire d'une vérité qui a pu tant soi peu se les rendre transparentes et n'en paraître pas tout à fait obscurcie.

Ainsi, sur une planète déjà terne et froide, brille à présent le soleil. Aucun satellite de flammes à son égard ne trompe plus. Toute la gloire et toute l'existence, tout ce qui fait voir et tout ce qui fait vivre, la source de toute apparence objective s'est retirée à lui. Les héros issus de lui qui gravitaient dans son entourage se sont volontairement éclipsés. Mais pour que la vérité dont ils abdiquent la gloire — au profit de sa source même — conserve un public et des objets, morts ou sur le point de l'être, ils n'en continuent pas moins autour d'elle leur ronde, leur service de- spectateurs.

L'on conçoit qu'un pareil sacrifice, l'expulsion de la vie hors de natures autrefois si glorieuses et si ardentes, ne soit pas allé sans de dramatiques bouleversements intérieurs. Voilà l'origine du gris chaos de la Terre, notre humble et magnifique séjour.

Francis Ponge - Le parti pris des choses (1942)

 

Analyse du poème "Le Galet"

"Le Galet" est le plus long poème du recueil, étant exceptionnellement long pour le genre du poème en prose dans son ensemble. Pour décrire un galet, Ponge commence par le début, littéralement, le début du temps lui-même, s'écartant de sa tendance habituelle aux descriptions et aux affirmations. En s'aventurant à travers "l'expulsion de la vie", le "refroidissement", les grandes plaques tectoniques, jusqu'au galet lui-même, ou le "genre de pierre que je [Ponge] peux ramasser et retourner dans ma main", le galet en vient à représenter la roche en tant qu'espèce ou entité. La métaphore à ne pas manquer dans ce poème est celle de la pierre en tant que Temps, où la "grande roue de pierre" tourne sans cesse tandis que "la vie végétale, les animaux, les gaz et les liquides tournent assez rapidement dans leurs cycles de mort", ce qui peut être considéré comme le point de vue de Ponge sur l'humanité, puisque lui-même, dans un essai sur "Le Caillou", compare le fait de regarder en soi à raconter l'histoire du caillou. Pour Ponge, il est préférable de "considérer toutes les choses comme inconnues, et de ... recommencer depuis le début".