Les Mots est une autobiographie de Jean-Paul Sartre, publiée en 1963. Dans ce récit, Sartre raconte son enfance, son adolescence et sa jeunesse, ainsi que son développement en tant qu'écrivain et philosophe.

Les mots de Sartre : résumé du récit autobiographique

Résumé de la première partie :  « Lire »

Cette partie débute, comme de juste, par une rapide généalogie ; Sartre y présente sa branche maternelle, les Schweitzer : tout d’abord Charles, professeur d’allemand féru de littérature, qui a épousé une catholique voltairienne, puis leur lille, Anne-Marie. Celle-ci a été mariée à Jean-Baptiste Sartre qui a seulement eu le temps de lui faire un enfant, le ci-devant auteur, avant de mourir. Le jeune Jean-Paul se trouve ainsi immédiate­ment soustrait à toute forme véritable d’autorité. Placé entre un vieillard et deux femmes, l’enfant s’initie rapidement à la comédie familiale qui lui fait accroire qu’il constitue un cadeau du ciel, et se conforme avec bonheur au rôle que les adultes lui assignent : enfant prodige, il leur renvoie fidèlement l’image de l’enfant sage, volontiers cabotin et singe savant, qui les ravit. Son enfance se déroule au milieu des livres : il contemple religieusement la biblio­thèque du grand-père, écoute avec ravissement les histoires que lui conte sa mère et apprend à lire dans des romans. La sacralité que revêt le livre engage alors le processus d’identification à l’ori­gine de sa « vocation » d’écrivain. Toutefois, les différents échecs de scolarisation, conjugués à la découverte de la comédie fami­liale, entraînent une véritable crise chez Jean-Paul. Lors de la fête célébrée à l’Institut des langues vivantes, une phrase prononcée par son grand-père lui révèle un vide intérieur qui prend rapide­ment la forme d’une profonde angoisse. En effet, lorsque celui-ci affirme :

Il y a quelqu’un qui manque ici, c’est Simonot,

Jean-Paul s’aperçoit que lui-même ne manque pas, c’est-à-dire qu’il n’est pas nécessaire. D’où son désir éperdu de se réfugier dans l’imaginaire, mimant des aventures lues dans les livres ou bien vues au cinéma ; il y devient un héros qui, par ses actes, acquiert enfin une existence fondée en nécessité. Se cherchant une mission d’intérêt général, à l’instar des héros qu’il admire, l’en­fant saisit alors l’écriture comme une imposture salvatrice.

Résumé de la seconde partie : «Écrire »

Cette partie montre en quoi l’écriture fonc­tionne comme une échappatoire : tout d’abord plagiaires, les pre­mières tentatives sont désavouées par le grand-père, ce qui leur permet dès lors d’échapper à toute singerie pour avoir la chance d’être vraies. Toutefois, Sartre s’acharne à montrer que cette vocation demeure liée à une névrose et au besoin de se donner une mission : l’enfant s’est enivré du mythe de l’écrivain sauveur de l’humanité, qui n’est que le reflet de son identification aux héros de son enfance. Mais le lycée, qui l’intègre enfin à un groupe social, puis la guerre, qui lui prouve l’inanité de ses romans, le détournent provisoirement de ses activités « littérai­res ». L’adulte, rétrospectivement, s’est dépris de tous ces mythes fallacieux et ne considère plus l’écriture que comme un métier semblable aux autres.

Les mots : analyse du récit

  • Une singulière autobiographie

Etonnement d’abord, parce que la biographie qui nous est présentée s’achève lorsque l’auteur a... onze ans et demi ! Bien sûr, la mention des livres du futur existentialiste et de la correc­tion même des épreuves du texte que l’on est en train de lire attestent une extension temporelle, mais celle-ci ne saurait suffire à nous donner à lire une autobiographie générale de la vie de Sartre. C’est que le travail identitaire qui est ici en jeu consiste moins à explorer la genèse d’un être que celle d’un écrivain.

Plus profondément, Sartre s’attache à montrer comment les illusions enfantines peuvent perdurer à l’âge adulte, puisque le texte provient précisément de la prise de conscience de cette illusion. En outre, dans sa visée démystifiante, l’autobiographie sartrienne vérifie la philosophie existentialiste, puisque Sartre montre qu’il est devenu écrivain parce qu’on le voyait comme tel : je suis construit par le regard de l’autre. Dès lors, il n’est pas sur­prenant que, revenu de cette illusion, l’auteur tourne en dérision cette prétendue « vocation », dénonçant du même coup le mythe bourgeois de la carrière mais aussi la littérature et son caractère faussement sacré. Cette position est sans doute difficilement tenable : ce texte, que Sartre lui-même concevait comme un « adieu à la littérature », présente ainsi un renoncement à l’illusion littéraire en une langue elle-même très littéraire, truffée d’allusions culturel­les et de brillantes maximes. Sans doute cette tension lui garantit- elle son prestige, tout en masquant cette autre tension spécifique à l’autobiographie : le problème de la sincérité du discours, qui prend bien souvent la forme d’un trucage a posteriori.

  • La mauvaise foi sartrienne

Comment, en effet, ne pas soupçonner Sartre de déformer sciemment la réalité, notamment dans la représentation systéma­tiquement négative qu’il donne de l’enfant qu’il fut ? Sans même relever les oublis troublants (le remariage de la mère, le fait que son père était polytechnicien, les ouvrages pédagogiques du grand-père), il semble significatif de noter que l’usage de l’humour permet d’établir une connivence avec le lecteur qui l’embarque dans le sens de la démonstration, en présentant comme des vérités ce qui n’est bien souvent que pétition de principe.

À ce titre, les formulations brillantes, les sourires ironiques par-dessus l’épaule des personnages constituent autant de défor­mations qui participent de l’orientation générale du discours. Sartre présente la quête d’identité de l’enfant comme une illusion, comme l’invention d’un destin dont les scènes de cinéma qu'il joue constituent l’emblème. Tout se passe ainsi comme s’il voulait tuer l’enfant qu’il fut, sans toutefois parvenir à le rendre définiti­vement odieux aux yeux du lecteur, ménageant du coup la possi­bilité de se voir reconnaître en dernière instance des circonstances atténuantes dans le plaidoyer qu’il prononce.

Sans doute pourrait-on alors mettre au jour les multiples déné­gations qui traversent Les Mots. Par rapport au père tout d’abord, trop ostentatoirement nié pour que l’on n’y voie l’image d’un véritable manque, d’une sorte de rancune posthume vis-à-vis de celui qui a commis l’irréparable faute de se dérober. À l’égard de sa mère ensuite, à laquelle l’unit une relation exclusive trahis­sant un renforcement de la structure œdipienne. Qu’est-ce d’ail­leurs que l’apprentissage de la lecture, puis de l’écriture, si ce n’est la possibilité de prendre à la mère ses pouvoirs de conteuse, et même de créatrice ? À l’endroit du grand-père enfin, qu’il entend dénigrer aussi (surtout ?) parce qu’il est celui qui le déta­che de la mère lorsqu’il lui fait couper les cheveux, s’arrogeant alors le rôle du père que Sartre s’acharne à lui dénier. En fait, le jeune Jean-Paul naît vraiment à partir du domaine du grand-père (la bibliothèque), puisque l’écriture va être précisément ce qui va lui permettre de se séparer de la mère, mais peut-être aussi, fan- tasmatiquement, de devenir livre entre les mains de son grand- père très aimé.

  • L'écriture chez Jean Paul Sartre : de la vocation au métier

On comprend ainsi que la « vocation » cache de multiples choses, et pas seulement cette obsession de l’utilité combinée à la conformation à la comédie familiale mise en avant par l’auteur. Certes, l’écrivain est bien le produit de son temps et de sa société, et il est légitime qu’à ce titre il abandonne toute illusion de sacra­lisation à l’égard de la genèse de son désir d’écrire, pour simple­ment considérer l’écriture comme un métier. Mais, lorsque Sartre montre que cette pseudo-vocation prend également source dans l’histoire familiale, sans doute touche-t-il plus juste qu’il ne croit, et l’on pourra suggérer que c’est précisément l’absence du père qui a généré une crise d’identité favorisant la construction de soi en écrivain. Si l’écriture a trait à la mort, comme nous le montre le fameux épisode de la comtesse, sans doute a-t-elle surtout trait au mort pour Sartre. Dans tous les cas, elle nous donne ici à lire une autobiographie oscillant entre découverte et obscurité, déni de la littérature et prestige du texte ; preuve que, comme le dit Sartre à la fin des Mots, la littérature demeure ce miroir critique qui (nous) offre (notre) image.