Epicure appartient à une époque postérieure aux philosophies classiques. Né en 341 avant j.-C. à Samos, d’une famille d’origine athénienne, il s’installe à Athènes en 306, après avoir voyagé dans de multiples villes d’Asie. Il achète alors un lieu appelé le jardin (d’où l’appellation de philosophie du jardin donnée parfois à sa doctrine) et y réunira un groupe de disciples fidèles jusqu’à sa mort en 270. Epicure conservait aussi des liens avec certaines communautés extérieures, auxquelles il écrivait. Quelques unes de ces lettres et un ensemble de maximes sont les seuls écrits qui nous soient parvenus de lui. En revanche une version tardive et peut-être remaniée de sa doctrine nous est fournie par le De natura rerum (De la nature) de Lucrèce, écrivain latin du ier siècle avant J.-C.

La philosophie d’Epicure est d’abord une physique. Elle semble emprunter à Démocrite les éléments de sa théorie, en particulier la notion d’atomes. Ceux-ci sont les plus petites particules de matière possibles, ils sont donc insécables (c’est l’étymologie du mot). Rien n’existe en dehors d’eux, si ce n’est le vide dans lequel ils évoluent. Les réalités existantes se déduisent toutes de ces principes initiaux: elles ne sont que des composés d’atomes. Ceux-ci résultent, si l’on en croit Lucrèce, (cette hypothèse n’est pas attestée, cependant dans les textes d’Epicure qui nous ont parvenus) du « clinamen » : originellement les atomes tombent dans le vide parallèlement; ils ne peuvent donc se rencontrer que s’il se produit une déclinaison, une turbulence permettant la rencontre. A l’inverse, la mort n’est que la décomposition des agrégats d’atomes. Cette conception, strictement matérialiste dans ses présupposés, exclut toute référence à un principe transcendant dans l’explication des phénomènes. Elle ne fait aucune exception pour l’homme, composé d’atomes lui aussi. Epicure, en particulier affirme la mortalité de l’âme, qui n’est qu’un composé plus subtil d’atomes, mais soumise elle aussi à la désagrégation.

Par ailleurs, le fait qu’Epicure réduise les principes constitutifs aux seuls atomes et au vide le conduit à penser qu’il existe une infinité de mondes, puisque les atomes ne sont pas en nombre limité. A l’opposé d’Aristote, et de toute la tradition qui suivra, Epicure affirme l’infinité des mondes. Contre les ontologies de l’unité, il propose une conception plurielle et ouverte de l’univers. On comprend qu’à la Renaissance cette doctrine ait pu intéresser ceux qui élaboraient une nouvelle physique, d’autant plus qu’Epicure nie toute implication des Dieux ou d’une quelconque surnature dans la naissance des phénomènes.

Dans cet univers matériel dont il fait partie, l’homme doit trouver les voies de son existence. Elles passent par un échange avec ce qui l’entoure: la sensation sera pour Epicure le point de départ de toute connaissance. En effet, c’est par elle que nous entrons en relation avec le milieu naturel, elle est donc source de toute vérité. A l’encontre de toute une tradition classique, Epicure réfute l’idée du caractère trompeur et incertain de la sensation, en montrant que c’est au contraire les interprétations qui l’accompagnent qui provoquent les erreurs:

« Le faux jugement et ‘erreur résident toujours dans ce qu’ajoute l’opinion ». (Lettre à Hérodote).

De la sensation proviennent les idées plus générales, par le biais de l’anticipation. Celle-ci consiste en la possibilité pour l’homme de prévenir ou de devancer la sensation à venir, par suite d’expériences antérieures de même nature. Par elle, est assurée une continuité entre les diverses situations vécues, qui, sans elle, resteraient sans suite. La théorie de la connaissance d’Epicure s’appuie donc sur un sensualisme rigoureux. Elle s’écarte résolument de la pensée grecque classique, ce qui lui a valu les railleries et le mépris des contemporains: pas de référence ici aux mathématiques, à la géométrie. C’est que la philosophie d’Epicure s’intéresse moins au savoir en lui-même qu’à une forme de sagesse pratique, qui se veut avant tout un art de vivre.

Le but d’Epicure est en effet d’indiquer aux hommes le chemin du bonheur. Celui- ci réside dans l’absence de trouble (l’ataraxie). La physique offre déjà une aide précieuse en montrant qu’il n’y a rien à redouter après la mort. Celle-ci en effet n’est rien, puisqu’elle consiste en une simple désagrégation du composé d’atomes que forme l’individu : il n’y a donc rien à espérer et rien à redouter d’elle. Toute crainte relative à une existence post mortem » est absurde. L’homme qui en est convaincu se consacrera donc à l’existence présente qui est gouvernée par les affections, suite logique du privilège de la sensation dans la relation au monde extérieur. Il existe deux types d’affections : le plaisir et la douleur, qui traduisent le rapport de convenance ou de disconvenance entre l’individu et son environnement. On comprend que la morale d’Epicure consistera dès lors à fuir la douleur et rechercher le plaisir, conçu comme un état d’équilibre et de sérénité. Epicure s’oppose à l’idée classique que le bonheur du sage est à rechercher dans la vertu, mais il ne condamne pas moins la quête désordonnée et insatiable du plaisir. Une telle démarche est en effet synonyme de trouble, puisque le désir ne trouve jamais à se satisfaire. Le plaisir pour Epicure est d’abord l’absence de trouble, il ne peut se rencontrer que dans fa limite, l’équilibre, le repos, l’absence d’excès. Il se distingue par là de tout hédonisme, échappant aux reproches que Socrate, déjà, adressait aux partisans de l’agréable (Gorgias). C’est pourquoi il différencie trois types de besoins: naturels et nécessaires, naturels et non nécessaires, ni naturels, ni nécessaires. Les premiers sont normaux, les seconds acceptables, les troisièmes à bannir.

L’illimitation du désir est la cause des craintes qui assaillent l’individu, particulièrement la peur de la mort et des châtiments qui l’accompagneraient éventuellement. Ce sentiment résulte en effet d’une double et symétrique inquiétude : l’individu se représente la mort soit comme une impossibilité de désirer encore et cette idée lui est insupportable, parce qu’il veut une vie sans limites; soit comme une autre vie, mais dont il redoute qu’elle ne soit une suite de châtiments, rançon du désordre de la vie présente consacrée à la poursuite de ses désirs. Inquiétude contradictoire, puisqu’elle pousse l’individu à espérer et redouter à la fois une existence après la mort. Seul le sage échappe à cette logique parce qu’il sait que la vie, comme le plaisir et la douleur, sont limités. Dès lors, il recherchera le plaisir limité en fuyant la douleur, et se consolera de ne pouvoir y parvenir, parce qu’il sait aussi que la douleur n’est pas infinie.

La sagesse épicurienne n’est pas à la portée de tous, elle est le fait d’un petit nombre d’amis choisis. Avec cette pensée, disparaît totalement le rapport à la politique. Contemporain de l’effondrement des valeurs de la cité, l’épicurisme est une philosophie qui n’attend rien de la vie publique, et prône, fait remarquable en Grèce antique, le repli sur soi : la vie cachée. Parallèlement, elle élimine toute hiérarchie sociale et accepte sans distinction toutes les catégories sociales, y compris les femmes, ce qui constituait un fait nouveau. Bien qu’il fasse peu de place à la religion, Epicure recommande d’honorer les Dieux et de les vénérer. Mais il souligne également qu’ils ne s’occupent pas des hommes et que seule la superstition nous pousse à les craindre ou à les solliciter. Pour le sage, les Dieux ne sont qu’une image idéale de ce qu’il souhaite devenir.

Décrié, et souvent déformé, l’épicurisme a pourtant eu une postérité à l’époque moderne, séduite par certains aspects de sa physique, ses explications résolument opposées à toute référence au surnaturel, l’existence d’une éthique libérée de la crainte. Les philosophies matérialistes qui reprennent vigueur à partir du XVIIe siècle, les libertins, Diderot au XVIIIe, Marx au XIXe, empruntent aux épicuriens, mais aussi des penseurs tels que Montaigne et Spinoza.

Extrait de Dix étapes de la pensée occidentale, Ellipses, 1995