Dissertation de culture générale : épreuve Ecricome 2006

 Sujet de dissertation: suffit-il d'être juste?

D’abord on peut répondre que La justice est une vertu complète. Être juste est objectivement suffisant.

Etre juste c’est mettre le centre de sa vie dans la loi morale. Cette centration se constitue à partir de la déception à l’égard des promesses de la vie empirique : plaisirs sensibles, puissance, richesse, gloire. Toutes ces satisfactions, certes bien réelles, dépendent en grande partie des circonstances et restent donc à ce titre précaires. Une seule chose dépend de soi, l’accord raisonnable avec soi-même, à partir de quoi l’individu conquiert un bonheur imperdable. Socrate meurt en accord avec lui-même dans le désaccord avec la doxa de son temps. Les stoïciens définissent le bonheur par le critère unique de l’accord intérieur. Ils ont compris l’essentiel.  Rien n’est plus simple, rien n’est plus commun. Lorsqu’il apprend qu’un innocent doit être condamné à sa place, Jean Valjean devenu monsieur Madeleine, préfère après une longue nuit tourmentée se livrer à la justice plutôt que de vivre confortablement (Les Misérables, première partie, livre 7)!

Peut-on étendre l’autarcie morale à la dimension de la cité ? C’est le problème politique. L’expérience courante montre que l’individu ne veut pas nécessairement la loi, c’est pourquoi il faut des lois (externes). La cité doit allier le juste commun avec  l’utile particulier à travers la différenciation des tâches. Platon élabore le schéma d’une cité rationnelle où la classe productive est subordonnée à la classe publique des gardiens, elle même dirigée par la classe savante. La justice tient dans le fait que chacun est à sa place en fonction de ses capacités, que chaque groupe social remplit sa fonction pour le maintien du tout. La loi constitue l’universel présent pour celui qui ne peut s’élever à l’universel.  La cité organique ainsi dessinée a sa propre suffisance.

Cette suffisance objective s’accompagne toutefois de la conscience aiguë de la difficulté de la réalisation du juste. Au sein de l’école stoïcienne, peu d’adeptes ont employé le nom de sage à la première personne. Quant à la cité juste, Platon est fort pessimiste sur son accomplissement. Il voit plutôt des cités dégénérées, où le principe de l’intérêt particulier tend à prévaloir sur le principe de l’intérêt général (cf. les livres VIII et IX de la République). L’intérêt particulier tire l’individu et les groupes sociaux vers leur égoïsme au préjudice de la réciprocité et de la justice proportionnelle. C’est pourquoi la justice n’a jamais fini d’être réalisée. La forme la plus haute de l’éducation est le dialogue, grâce auquel chacun peut reconnaître l’humain en l’autre. Or, les échecs du dialogue attestent du fait que le trouble de l’immédiat n’est jamais maîtrisé. On voit donc que, si le juste est une vertu complète, c’est aussi une vertu exigeante et incommode.

On peut cependant mettre en question la suffisance de la vertu de justice en réfléchissant sur le formalisme de la loi et les contradictions de l’action.

Première limite: l’insuffisance à l’égard du sentiment.

Suffit-il d’être juste pour être heureux? La réponse à la question dépend de l’anthropologie à laquelle on se réfère. Si l’on pose, comme les philosophes grecs, que l’homme est essentiellement raison et secondairement sentiment (animalité), alors on doit conclure que la justice est vertu complète, qu’il suffit d’être juste. Socrate meurt sereinement ! En revanche, si l’on se réfère à l’anthropologie initiée par la foi biblique, il faut alors admettre que le sentiment n’est pas un accident de la nature humaine. Au sein du sentiment il y a le désir de reconnaissance de soi-même dans sa singularité auquel le Dieu de La Bible est le premier à donner droit. L’individu ne peut clore son existence dans la médiation assurée du rapport à soi et des rapports aux autres, il est ouverture de soi à l’autre  dans le risque absolu du sans réponse et du sans retour. Cf. te Christ sur la croix : “Mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ?“ (Evangile selon saint Matthieu, ch.27). Bref, au dessus de La Loi, Il y a l’amour, l’abandon volontaire de la personnalité abstraite avec te sentiment de se retrouver et de se compléter dans et par L’autre. Au fond de l’existence se découvre une dialectique qui n’est pas celle de la médiation (par la discussion et par Les lois), mais celle de l‘appel et de l’attente de l’autre qui répond librement, gracieusement. On comprend que Pascal puisse reprocher aux stoïciens Leur superbe ! Dans L’Entretien avec M. de Saci, il montre la force et les Limites du stoïcisme. Epictète a bien compris la grandeur de L’homme, qui vient de sa liberté, mais il n’a pas compris sa faiblesse, c’est pourquoi  ‘’connaissant Le devoir de l’homme et ignorant son impuissance, il se perd dans La présomption’’.  Seule la foi nous éclaire sur l’union paradoxale de La grandeur et de La faiblesse propre à l’homme.

Les chrétiens ajoutent à La “vertu cardinale” de ta justice la “vertu théologale” de La charité. IL ne suffit pas de respecter l’autre dans tout ce qui concerne les échanges et les partages, mais il convient d’aider l’autre à la mesure de sa faiblesse et de sa singularité. Evoquons ici une scène célèbre au début des Misérables. Myriel héberge Jean Valjean. Ce dernier fuit au milieu de La nuit en lui volant ses couverts en argent, qui sont sa seule richesse. Lorsque Jean Valjean revient encadré par trois gendarmes, la justice voudrait que Myriel récupère son bien et se plaigne de son ingratitude. MyrieL va vers Jean Valjeau “aussi vivement que son grand âge le lui permettait” et lui donne les chandeliers en plus ! L’éthique du don et du pardon vient ici sublimer la morale stricte de la justice (de l’égalité ou de l’équivalence calculée à partir de l’intérêt).

L’approfondissement (initialement religieux) de la subjectivité s’accompagne d’un doute quant à la réalisation du juste : “Il n’y a pas un seul juste” ! Car au-delà de la justice attendue on peut toujours se demander si le juste est voulu pour lui-même ou non. La valeur morale ne vient pas de la rectitude, de la conformité au devoir (pflichtmassig), elle vient plus profondément de l’intention. Mais on ne peut jamais savoir ce qu’il en est au fond des motifs de nos propres actions, Le cœur humain est insondable. Cette obscurité à soi et à la loi est bien l’expression de la finitude constitutive de l’homme.

Deuxième Limite, l’insuffisance à l’égard de la pratique.

Il peut être tentant pour se préserver dans la pureté et la cohérence de ses principes de ne pas intervenir dans le monde, et par peur de l’injustice commise de favoriser l’injustice de autres ! C’est pourquoi on peut dire : il ne suffit pas d’être juste, il faut être courageux. Les hommes ne sont pas totalement moralisés, il faut donc intervenir, éduquer les autres. Cette éducation ne consiste pas à faire aux autres des leçons condescendantes de morale, mais plutôt à tenir fermement sa place dans des interactions effectives. Il est vrai que, pour La paix de son âme et pour éviter de se poser des questions difficiles, il est préférable de ne pas intervenir et de ne pas agir sur ses semblables. “Pour vivre heureux, vivons caché”, dit le proverbe. Le problème c’est qu’à partir  de sa retraite la conscience morale distille ses critiques et son acrimonie: Les gens sont malhonnêtes et hypocrites! Les lois ne sont pas ce qu’elles devraient être ! Les gouvernants n’agissent pas comme il faut I La seule issue à cette contradiction est d’affronter le monde, d’apprendre les lois du réel.

Il ne suffit pas d’être juste, il faut être prudent. Nous prenons le mot prudence en son sens aristotélicien (phronèsis), à savoir l’intelligence de la situation particulière, ce qu’on appelle aussi discernement ou lucidité. La prudence est la vertu de tout homme en tant qu’il est agissant. Autant il peut être facile de dire ce qu’est le juste en général: l’égalité pour tous, l’objectivité dans les partages, autant il est difficile de déterminer, ici et maintenant, une récompense ou une sanction, un salaire ou un prix, d’évaluer véritablement ce qui vaut approbation ou blâme. C’est le métier du juge. Si le juge dépend d’abord de la loi, il doit être capable d’interpréter, voire exceptionnellement de corriger la loi, là où son application mènerait vers une injustice, ce qu’Aristote appelle l’équité (epieikeia). La prudence est la vertu de l’homme politique, homme d’action par excellence. Sans la prudence le projet de la réalisation de la justice dans la société risque de conduire à renforcer la violence dans le monde. C’est ainsi que Hegel  interprète le moment de La Terreur pendant la Révolution française. La Terreur est une sorte de fanatisme de la loi universelle, le refus de laisser les individus s’épanouir dans le moment de la particularité. L’agir politique demande un dosage toujours circonstancié d’idéalisme et de réalisme : idéalisme, car la société n’est pas ce qu’elle doit être, elle contient des injustices objectives, il faut donc la transformer!, réalisme, car il faut connaître les contraintes de la situation et les moyens effectifs, la teneur et la différenciation des sensibilités et des intérêts, si l’on veut modifier la société de manière effective sans accomplir de violences inutiles. Hegel remarque que le défaut de la jeunesse est de se vouer à l’universel abstrait. Il faut une certaine maturité pour accepter ce qui peut apparaître comme un compromis avec le réel. En ce sens, la prudence accomplit l’amour et la volonté de justice.

Etre juste ne suffit pas, il faut être charitable, courageux, prudent... Maintenant, il reste à savoir si ces vertus s’inscrivent dans la logique même de l’accomplissement de la justice ou si elles constituent un complément véritable à la vertu de justice. Il y a deux styles de réponses : on peut insister sur l’affinité forte entre justice, bonté et équité, et conclure à une insuffisance extrinsèque du juste ; on peut tout au contraire insister sur la discontinuité et l’hétérogénéité, et conclure à une insuffisance intrinsèque du juste (moral). Eu égard à l’expérience de l’hypocrisie régnante de la bonne conscience ou de la bette âme (attitudes décrites par Hegel dans le prolongement de la “vision morale du monde”), eu égard à la facilité coupable de tous ceux qui se croient justes (et justifiés) par la parole en évitant toute confrontation avec le monde et tout exercice de responsabilité, nous serions tentés de répondre que le juste ne s’épuise pas dans le rapport conscientiel à soi-même. Ajoutons que la véritable justice est une inquiétude sur elle-même (comme la vérité, comme la raison) et qu’elle s’interdit en ce sens toute suffisance.