Sujet de dissertation : Y a-t-il un bon usage du doute? 

Eléments pour l'introduction

• Nous sommes ici questionnés sur le bon usage du doute le bon usage, c’est-à-dire la judicieuse mise en activité.

Faire bon usage d’une fonction, c’est en réaliser un exercice harmonieux, actualisant une fin utile au sujet. Quant au doute, il désigne un état d’incertitude, se traduisant par un refus d’affirmer ou de nier. On remarquera que la question elle-même sous- entend qu’il existe vraisemblablement un mauvais usage de la suspension du jugement. Notre intitulé est donc assez « directif» : il nous suggère fortement des questions, une orientation, voire même une réponse.

• Dans quel questionnement nous engage l’intitulé ? Le doute, arbitraire et artificiel ou bien partie intégrante et naturelle du processus de pensée ? Un moteur de cette pensée ou un élément à éliminer ? Au-delà des questions particulières surgit le problème soulevé par le sujet la vérité, une donnée immuable et éternelle ou bien une réalité mobile atteinte par le dynamisme de l’esprit, mettant en question le réel

A.  Le bon usage du « doute méthodique »

Existe-t-il un bon usage du doute, c’est-à-dire de cet état de l’esprit qui se demande si une proposition est vraie ou fausse et se traduit par un refus d’affirmer ou de nier ? Il nous faut, ici, tenter de rassembler les diverses déterminations du cloute, lequel s’exprime par l’impossibilité d’affirmer ou de nier, par la suspension du jugement, mais qui, à travers ce noyau, relève, néanmoins, de descriptions non homogènes. Douter, ce peut être un état, mais aussi un procédé et un exercice volontaire, une méthode de détachement. Je n’affirme ni ne nie, je suspends mon jugement pour me dégager de croyances fausses, ou, tout au moins, douteuses. Dans ma vie quotidienne, je rencontre, en effet, le vaste champ des apparences celles du donné sensible ou de la pression sociale, de l’opinion, champ qui entraîne la crédulité parce que j’y suis plongé de manière immédiate, depuis fort longtemps. Si je veux me délivrer de l’adhésion spontanée au contenu de la représentation, il me faut nécessairement douter, pour me purifier de cette adhésion. Qu’est ici le doute ? Il désigne un procédé permettant de mettre en question ce qui a été admis antérieurement, préalablement à toute réflexion. Dans quel but ? Celui d’établir la vérité sur des bases inébranlables.

Descartes, on le sait, est le père de ce doute méthodique : «  je pensais qu’il fallait que je rejetasse Comme absolument faux, tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s’il ne me resterait point, après cela, quelque chose en ma créance, qui fût inébranlable. (Descartes, Discours de la méthode).

De ce doute méthodique, il est, évidemment, un bon usage et un exercice judicieux, une mise en activité satisfaisant un besoin réel : il me permet de me détacher de l’objet et de mettre à distance l’adhésion trop spontanée ou immédiate, la croyance non vérifiée. etc. Grâce à lui, je cesse de vivre immergé dans le monde des apparences et, finalement, je suis à même de parvenir à un assentiment personnel, libre, fondé en raison. Le doute méthodique, c’est la liberté de l’esprit et tout usage de ce doute est valable, parce qu’il désigne la catharsis par excellence : le doute, c’est le sel de l’esprit, disait Alain. Son usage est bon, parce qu’il représente ici une hygiène de la pensée, un outil pour atteindre le vrai.

Néanmoins, s’il est un bon usage de ce doute (méthodique), en est-il de même en ce qui concerne d’autres formes du doute, irréductibles à une méthode ?

B.  Le doute sceptique et son bon usage.

Voici une forme de doute beaucoup plus radicale et universelle, dont certains pensent qu’il n’est guère de bon usage. Commençons par en circonscrire l’essence, avant de nous interroger sur le caractère judicieux de son exercice.

Par nature même, le doute méthodique paraît un travail adapté à la recherche de la vérité. Au contraire, le sceptique s’établit clans son doute comme dans un état définitif : il serait impossible, pense-t-il, d’accéder à la moindre vérité. Ainsi peut être donné l’exemple de Pyrrhon d’Elis (365-275 av. j.-C.) qui déclarait que nos opinions ne sont ni vraies ni fausses et pratiquait la suspension du jugement. Peut-on atteindre une certitude ? Il faut suspendre son jugement, car il n’y a ni vrai ni faux. Loin d’être provisoire, ce type de doute anéantit toute détermination quelle qu’elle soit, puisqu’il s’identifie à l’impossibilité, pour la raison, d’affirmer ou de nier quoi que ce soit avec certitude. Le sceptique demeure fixé à son doute et n’en sort jamais.

Il n’est pas, dit-on généralement, un bon usage de ce doute en effet, il s’identifie à une opération de pensée dissolvante et destructrice, ne laissant rien subsister de sûr. La réflexion ne sombre—t—elle pas, dès lors, dans l’océan de la dissolution universelle ? Le doute sceptique ne dévoile-t-il pas l’inessentialité de toute détermination ? En critiquant tout, le doute sceptique détruit tout et met tout à distance. Il se dirige sur toute l’étendue de la conscience et aboutit à désespérer de toutes les représentations et pensées. En somme, le doute sceptique nous jetterait dans l’abîme du vide, dans le néant universel, et du nième coup, formerait obstacle à l’action. Telle est, du moins, la critique traditionnelle.

Jugement aussi sévère que classique, mais fort contestable : en vérité, il est un bon usage du doute sceptique, qui représente une magnifique expérience de la liberté de la pensée. En dévoilant l’inessentialité de ce qui semble avoir une validité, le doute sceptique dissout tout clans la conscience de soi. Parce qu ‘il est la dissolution de tout ce qui prétend se poser avec  stabilité en regard de la conscience de soi, le doute sceptique désigne un exercice élevé de la réflexion libre. La pratique du doute sceptique est donc une tâche méritant l’estime, comme l’a bien montré Hegel : « Dans le changement et les vicissitudes de tout ce qui veut se consolider pour elle, la conscience de soi sceptique fait donc l’expérience de sa propre liberté. » (Hegel, La phénoménologie de l’Esprit, tome 1. p. 174, Aubier).

Comme forme méthodique ou même sceptique, le doute remplit donc une excellente fonction. Douter, c’est dissoudre les idées ou représentations, contre cette puissance de croire qui est si formidable en chacun de nous. Dès lors, douter, c’est manifester sa liberté, que la suspension du jugement soit provisoire ou permanente. L’exercice du doute semble donc judicieux, à travers ses divers modes. Expérience de la dissolution universelle, le doute sceptique lui—même s’identifie à la liberté de l’esprit.

Mais, au-delà du doute méthodique ou sceptique, n’existe-t-il pas une forme du doute, encore plus décisive, dont le bon usage est évident, doute lié à la négativité même de la pensée ? C’est probablement sur cette négativité de la pensée qu’il nous faut maintenant réfléchir, pour dégager un autre exercice judicieux du doute.

C.  Le doute et la négativité de la conscience.

Le doute sceptique peut nous apparaître encore artificiel. Même si son usage est judicieux, ne faut-il pas lui opposer une forme du doute encore plus universelle et certainement plus réelle ?

Quand la conscience s’éduque, progressivement, quand elle se développe et renonce, par étapes, à ses convictions premières, quand elle apprend à remettre en question ce qu’elle tenait antérieurement pour vrai, il y a bien là une expérience concrète du doute, irréductible à la mise en question générale du philosophe, qui prend la résolution de douter. Tout individu, engagé dans l’expérience, à partir des certitudes immédiates, à d’autres éléments de conscience, qu’il nie et dépasse, qu’il intègre : telle est la « négativité » dégagée par Hegel et conçue comme cette activité de l’esprit niant ses premières déterminations. Ainsi, bien souvent, l’adolescent abandonne ses convictions issues de l’enfance et passe à d’autres convictions. À un doute général (comme celui de Descartes) ou très abstrait (comme celui des sceptiques) opposons donc le chemin effectivement réel de la conscience humaine, qui est doute, envisagé comme négativité, mise en question des premières représentations. Le chemin de la conscience parcourant la série de ses formations s’identifie au doute, désignant alors une progression vers d’autres formes du savoir. Ce doute ne peut que relever d’un bon usage, puisqu’il s’identifie à la marche même de l’esprit progressant vers sa vérité mobile. Qu’est le doute, dans ce dernier cas, sinon le pouvoir de « négativité » de l’esprit, marchant vers d’autres formations ou étapes ? Nulle formation spirituelle et nul progrès sans lui. Il est bien le « sel de l’esprit », lui aussi.

Quel que soit l’angle pris en considération, le doute relève d’un bon usage et d’un exercice quasi moral : nous permettre de progresser.

Conclusion de la dissertation

La vérité, nous le voyons, s’avère mobile et le doute est l’application de l’esprit à cette réalité dynamique et non point figée, ce fruit de l’esprit humain, fruit en perpétuelle rectification, comme nous le signale l’exemple de la vérité scientifique.