Texte A : Hannah Arendt, « L’amour comme désir » in Le concept d’amour chez Augustin, Editions Payot &Rivages, 1999, pp.33-35. 

« Aimer ne consiste qu’à désirer (appetere) une chose pour elle-même. » Et, un peu plus loin : « Car l’amour est désir (appetitus). » Tout désir est lié à quelque chose de déterminé qu’il désire. C’est cet objet de désir qui d’abord a fait naître le désir, l’a enflammé, lui a donné sa direction. Il est déterminable par ce qui le détermine, par ce qui est préassigné à sa visée. Ce déterminé il ne le trouve pas spontanément d’abord, il lui est toujours prédonné ; le désir ; le désir se dirige vers un monde connu. La chose (res) connue est un bien (bonum), car on y aspire pour elle-même (propter se ipsam). Du fait de cette tension vers elle, la chose est pour l’amour indépendante de ses rapports aux autres objets et ne présente que le bien qui lui revient en propre, isolément du reste. Le caractère spécifique de ce bien est de ne pas être possédé. Dès lors qu’il est possédé, le désir cesse, à moins qu’il n’y ait danger de perdre ce qui fut acquis, auquel cas le désir de posséder (habendi) se renverse en crainte de perdre (metus amittendi). Puisqu’il aspire au bien et non à un objet quelconque, le désir est non seulement orientation vers…, mais il est aussi rétrospectivité du pour. Il est rattaché par un mouvement de retour à l’homme qui connaît le bien et le mal (malum) du monde et qui s’efforce de vivre heureux (beate vivere). C’est à partir de cette attitude fondamentale, le vouloir être heureux (beatum esse velle) qu’est déterminé le bien respectif de chaque désir. Le désir ou encore l’amour est la possibilité donnée à l’homme d’entrer en possession de son bien.

Cet amour s’inverse en crainte (metus) : « Il n’est douteux pour personne que la crainte n’a pour objet que la perte de de ce que nous aimons, si nous l’avons obtenu, ou sa non-obtention, si nous espérons l’obtenir. » A l’instant de la possession, le désir se transforme en crainte. Tout comme le désir désire le bien, la crainte craint le mal. Tant que l’homme désire les choses temporelles (res temporales), il s’expose continuellement à cette menace., et au désir de posséder correspond sans cesse la crainte de perdre. Les biens temporels naissent et meurent indépendamment de l’homme qui est lié à eux par le désir. Constamment lié par le désir et par la crainte à un avenir dont on ignore ce qu’il apportera, le présent perd toute quiétude, toute possibilité de jouissance et du même coup sa signification. Originale. Tout présent est déterminé, non seulement par l’avenir comme tel (cela peut aussi se produire chez Augustin (…)), mais aussi par des événements précis, redoutés ou attendus de l’avenir, que le sujet désire et cherche à acquérir ou qu’il fuit et écarte de son chemin. La béatitude (beatitudo) consiste en la possession (habere, tenenre) du bien et plus encore dans la sécurité de la non-perte. Cette signification négative de la sécurité, qui seule assure la possession réelle du bien, ne peut être comprise qu’à partir de la détermination concrète du bien lui-même. Bien et mal sont bon et mauvais pour celui qui veut vivre heureux. Augustin montre que tous les hommes veulent vivre heureux, mais que chacun entend par bonheur et par les biens qui appartiennent au bonheur, qu’il désire donc, quelque chose de différent. Tous cependant s’accordent dans ce vouloir vivre. De ce fait, la vie heureuse (beata vita) est la vraie vie comprise différemment par chacun. La vie constamment menacée par la mort n’est pas vie, puisqu’elle court sans cesse le risque de perdre ce qu’elle est, qu’elle est même sûre de le perdre un jour. « La vie qui est éternelle et heureuse est la Vie à proprement parler. » La vie heureuse se trouve là où notre être n’aura pas de mort. Donc le bien auquel l’amour aspire, c’est la vie, et le mal que la crainte fuit, c’est la mort. La vie heureuse, c’est la vie qui ne peut être perdue. La vie terrestre est une mort vivante (mors vitalis) ou bien une vie mourante (vita mortalis), une vie placée sous la détermination de la mort. Cette vie devient une constante crainte. « Mais si l’on craint de voir mettre un terme à la santé et à la vie, ce n’est d’ores et déjà plus la vie. Car ce n’est plus vivre sans discontinuer, mais craindre sans discontinuer. »

 

Texte B : Julia Kristeva, « Eloge de l’amour » in Histoires d’amour, Ed. Denoël, Folio/Essais, 1983, pp.11-13.

 Amour choc, amour folie, amour incommensurable, amour embrasement…

Essayer d’en parler me semble autrement mais non moins éprouvant et délicieusement enivrant que de le vivre. Ridicule ? Fou, plutôt. Le risque d’un discours d’amour, d’un discours amoureux, provient sans doute de l’incertitude de son objet. En effet, de quoi parle-t-en ?

Je me souviens d’une discussion entre plusieurs jeunes filles, dont je faisais partie. Personnage amoureux par excellence, la jeune fille – cliché de la séduisante séductrice qui mêle plaisir, désir et idéaux dans ce brasier qu’elle appelle passionnément « amour » - n’en reste pas moins un des indices les plus intenses de vérité et d’éternité. Il s’agissait de savoir si, parlant d’amour, nous parlions de la même chose ? Nous disant amoureuses, révélions-nous à nos amoureux la véritable teneur de nos passions ? Pas sûr ; car, lorsqu’ils se déclaraient à leur tour amoureux de nous, nous n’étions jamais certaines de ce que cela signifiait exactement pour eux.

La naïveté de ce débat recèle, peut-être, une profondeur métaphysique ou, du moins, linguistique. Par-delà la révélation – une de plus – de l’abîme qui sépare les sexes, cette interrogation insinue que l’amour serait, de toute façon, solitaire parce que incommunicable. Comme si, au moment même où l’individu se découvrait intensément vrai, puissamment subjectif, mais violemment éthique parce que généreusement prêt à tout faire pour l’autre, il découvrait aussi l’enclos de sa condition et l’impuissance de son langage. Deux amours ne sont-ils pas essentiellement individuels et donc incommensurables, condamnant ainsi les partenaires à ne se rencontrer qu’à l’infini ? Sauf à communier à travers un tiers : idéal, dieu, groupe sacralisé…Mais c’est une autre histoire, et notre adolescence laïque bouleversait les corps et contournait les idéologies, les théologies… Enfin, parler d’amour serait, peut-être, une simple condensation de langage, qui ne provoque, après tout, chez le destinataire, que ses seules capacités métaphoriques : tout un déluge imaginaire incontrôlable, indécidable, dont l’aimé seul possède, et à son insu, la clé…Qu’est-ce qu’il entend de moi ? Qu’est-ce que j’entends de lui ? Tout ? – comme on a tendance à le croire aux moments de nos apothéoses fusionnelles, aussi complètes qu’indicibles ? Ou rien ? – comme je le pense, comme il peut le dire à la première blessure venue bousculer nos vulnérables palais de miroirs…

Vertige d’identité, vertige des mots : l’amour est, à l’échelle de l’individu, cette révolution subite, ce cataclysme irrémédiable, dont on ne parle qu’après coup. Sous le coup, on ne parle pas de. On a simplement l’impression de parler enfin, pour la première fois, pour de vrai. Mais est-ce vraiment pour dire quelque chose ? Pas nécessairement. Sinon, quoi au juste ? Même la lettre d’amour, cette tentative innocemment perverse de calmer ou de relancer le jeu, est trop immergée dans le feu immédiat pour ne parler que de « moi » et de « toi », voire d’un « nous » sorti de l’alchimie des identifications, mais non de ce qui se joue réellement entre l’un et l’autre. Pas de cet état de crise, d’effondrement, de folie qui peut emporter tous les barrages de la raison, comme il peut, telle la dynamique de l’organisme vivant en pleine croissance, transformer une erreur en renouvellement, remodeler, refaire, ressusciter un corps, une mentalité, une vie. Voire deux.

Cependant, si l’on admet, à l’encontre de nos jeunes amoureux incrédules que, malgré l’incommensurable de l’affect et du sens mis en jeu par les protagonistes, on peut parler d’un amour, de l’Amour, force est d’admettre aussi que quelque vivifiant qu’il soit, l’amour ne nous habite jamais sans nous brûler. En parler, fût-ce après coupe, n’est probablement possible qu’à partir de cette brûlure. Consécutive à l’exorbitant agrandissement du Moi amoureux, aussi extravagant dans son orgueil que dans son humilité, cette défaillance exquise est au cœur de l’expérience. Blessure narcissique ? Epreuve de la castration ? Mort à soi ? – les mots sont brutaux, qui approchent de cet état de fragilité vivace, de force sereine émergeant du torrent amoureux, ou que le torrent amoureux a abandonnée, mais qui recèle toujours, pour ses airs de souveraineté reconquise, un point de douleur psychique autant que physique. Ce point sensible m’indique – par la menace et le plaisir dont il me guette, et avant que je ne me referme, provisoirement sans doute, dans l’attente d’un autre amour pour l’instant imaginé impossible – que dans l’amour « je » a été un autre. Cette formule, qui nous conduit à la poésie ou à l’hallucination délirante, suggère un état d’instabilité où l’individu cesse d’être indivisible et accepte de se perdre dans l’autre, pour l’autre. Avec l’amour, ce risque, par ailleurs tragique, est admis, normalisé, sécurisé au maximum.

La douleur qui demeure cependant est le témoin de cette aventure, en effet miraculeuse, d’avoir pu exister pour, à travers, en vue d’un autre. Quand on rêve d’une société heureuse, harmonieuse, utopique, on l’imagine bâtie sur l’amour puisqu’il m’exalte en même temps qu’il me dépasse ou m’excède. Cependant, loin d’être une entente, l’amour-passion équivaut moins au calme sommeil des civilisations réconciliées avec elles-mêmes, qu’à leur délire, déliaison, rupture. Crête fragile où mort et régénérescence se disputent le pouvoir.

 

Texte C : Jorge Luis Borges, « Le dernier sourire de Béatrice » in Neuf essais sur Dante, Ed. Gallimard, Coll. Arcades, 1987, pp. 105-109. 

Ozanam (Dante et la philosophie catholique, 1895) pense que l’apothéose de Béatrice fut le thème initial de La Divine Comédie ; Guido Vitali se demande si Dante, en créant son paradis, n’a pas été poussé par le désir de fonder un royaume pour sa Dame. Un passage célèbre de la Vita Nuova (« Je souhaite dire d’elle ce que d’aucune femme on n’a dit ») justifie ou permet cette hypothèse. Personnellement, j’irai plus loin. Je soupçonne Dante d’avoir édifié le plus beau livre de la littérature pour y introduire quelques rencontres avec l’irrécupérable Béatrice. Ou mieux, les cercles du châtiment, le Purgatoire austral, les neuf cercles concentriques, Francesca, la sirène, le griffon et Bertrand de Born sont des intercalations ; un sourire et une voix, qu’il sait perdus à jamais, sont l’élément fondamental. Au début de la Vita Nuova, on lit qu’il énuméra dans une lettre soixante noms de femmes pour glisser parmi eux, secret, le nom de Béatrice. Je pense qu’il a répété, dans La Divine Comédie, ce jeu mélancolique.

Qu’un être malheureux imagine le bonheur, cela n’a rien de singulier ; nous tous, chaque jour, en faisons autant. Dante le fait comme nous mais quelque chose, toujours, nous laisse entrevoir l’horreur que cachent ces fictions du bonheur. Dans un poème de Chesterton, il est question de nightmares of delight , de cauchemars de bonheur ; cet oxymoron définit plus ou moins le tercet[1] du Paradis que j’ai cité. Mais le point fort, dans le vers de Chesterton, est dans le mot delight ; pour le tercet de Dante, le mot important serait nightmare.

Reconsidérons la scène. Dante, ayant Béatrice près de lui, est dans l’empyrée. Au-dessus d’eux s’arrondit en voûte, incommensurable, la Rose des justes. La Rose est lointaine mais les formes qui la peuplent sont nettes. Cette contradiction, bien que justifiée par le poète (Paradis, XXX, 118), constitue peut-être le premier indice d’une discordance intime. Béatrice, soudain, n’est plus à ses côtés. Un vieillard a pris sa place(« credea veder Beatrice, e vidi un sene »[2]). Dante parvient à peine à demander où est Béatrice. Ov’è ella ?[3] crie-t-il ; Le vieillard lui montre un des cercles de l’immense Rose. Là, auréolée de gloire, est Béatrice ; Béatrice dont le regard le remplissait chaque fois d’une intolérable béatitude, Béatrice qui s’habillait de rouge, Béatrice à qui il pensait tant qu’il s’était étonné de constater que des pèlerins, qu’ils avait vus un matin à Florence, n’avaient jamais entendu parler d’elle, Béatrice qu’un jour n’avait pas répondu à son salut, Béatrice qui était morte à vingt-quatre ans, Béatrice de Folco Portinari, qui s’était mariée avec Bardi. Dante l’aperçoit, dans les hauteurs ; le clair firmament n’est pas plus éloigné des plus grandes profondeurs de la mer que Béatrice n’est éloignée de lui. Dante la prie comme on prie Dieu mais aussi comme on prie une femme désirée :

                                                           O donna in cui la mia speranza vige

                                                           e che soffristi per la mia salute

                                                           in inferno lasciar le tue vestige…[4]

Béatrice, alors, le regarde un instant et sourit, pour ensuite se tourner vers l’éternelle fontaine de lumière.

Francesco de Sanctis (Storia della letteratura italiana, VII) comprend ainsi ce passage : « Quand Béatrice s’éloigne, Dante ne laisse pas échapper une plainte ; tout résidu terrestre a été brûlé en lui et détruit. » C’est exact, si nous considérons le propos du poète ; c’est faux si nous considérons ses sentiments.

Rappelons un fait incontestable, un modeste détail : la scène a été imaginée par Dante. Pour nous autres, elle est très réelle ; pour lui, elle l’était moins. (La réalité, pour lui, c’était qu’en premier lieu la vie, puis la mort lui avaient arraché Béatrice.) A jamais hors de sa présence, seul et peut-être humilié, il a imaginé la scène pour s’imaginer qu’il était avec elle. Malheureusement pour lui et heureusement pour les siècles qui allaient lire son poème, la conscience que la rencontre était imaginaire a déformé sa vision. D’où mes circonstances atroces, d’autant plus infernales, certes, qu’elles ont lieu dans l’empyrée : la disparition de Béatrice, le vieillard qui prend sa place, la brusque élévation de Béatrice jusqu’à la Rose, la fugacité de son sourire, son visage qui se détourne à jamais. L’horreur transparaît dans les mots : come parea se réfère à lontana mais contamine sorrise et Longfellow a pu traduire ainsi dans sa version de 1867 :

Thus I implored ; and she, so far away,

Smiled as it seemed, and looked once more at me…

Eterna semble aussi contaminer si torno.

 Notes : 

[1] « Ainsi priai-je ; et elle, si lointaine

     qu’elle parût, sourit et me regarda de nouveau ;

      puis elle se tourna vers l’éternelle fontaine » , (Paradis, XXXI, 91-93)

[2] « je pensais voir Béatrice et je vis un vieillard » (Paradis, XXXI, 59)

[3] « Où est-elle ? » (Paradis, XXXI, 64)

[4] « Oh ! femme en qui j’ai mis mon espérance,

toi qui souffris pour mon salut

de laisser en enfer la trace de tes pas… » (Paradis, XXXI, 79-81).

 

Plus d'articles sur l'amour

Dissertation : amour et souffrance

On ne badine pas avec l'amour de Musset : résumé et commentaire

La passion amoureuse dans les tragédies de Racine