• Texte complémentaire de l'étude du thème de l'aventure dans l'Odyssée

 

Enfin l’âme d’Ulysse, à qui le sort avait fixé le dernier rang, s’avança pour choisir ; dépouillée de son ambition par les fatigues passées, elle tourna longtemps à la recherche de la condition tranquille d’un homme privé ; avec peine elle en trouva une qui gisait dans un coin, dédaignée des autres ; et quand elle l'aperçut, elle dit qu’elle n'eût point agi autrement si le sort l’avait appelée la première, et, joyeuse, elle la choisit.

Platon, La République, X, 620b, trad. R. Baccou, GF-Flammarion.


Quelle vie voulons-nous vivre
 ? Jamais peut-être la question ne se présente aussi explicitement. Le choix légendaire d’Ulysse la met à nu, dans sa forme radicale. C’est bien une vie entière qu’il s’agit de choisir, et non tel moment particulier. Fiction saisissante, où se donne à voir la condition humaine, en deçà des versions et des figures qui la singularisent.

Il faut imaginer tous les choix essentiels comme si leur ensemble engageait la vie dans une certaine version de l'humanité. Symboliquement, ces choix semblent relever d’un choix général qui les fonde, et s’accomplit en amont de l’existence. Le mythe évoque donc ce qui se passe avant même la naissance, point de départ de l’expérience vécue. C’est hors du temps et de ses emprises qu’il s’agit de se choisir, plus que d’effectuer des choix qui n’engageraient que les exigences d’un moment et d’un lieu, circonstances transitoires.

Mais après la naissance, lorsque se déroule l’aventure temporelle d’une présence au monde, peut-on faire autre chose que des choix concrets, qui n’ont de sens qu’en rapport avec leur contexte ? Tout se passe comme si l’invention de soi s’exprimait selon deux temporalités : celle du vécu singulier et des actions qu'il enchaîne selon un cheminement qui se dessine à mesure, et celle de l'option fondamentale qui se révèle en fin de compte avoir sous-tendu la conduite de l'existence, et se dégage de sa logique.



Pour les hommes pris dans les tourments des espoirs et des peines, une telle option ne se révèle qu'à la fin, quand la mort fait de la vie tendue vers elle un destin. Le mythe transporte en amont de l'existence ce qui se révèle à son terme, comme pour signifier que chacun de nos choix engage la tournure de notre être, et réalise la vie singulière que nous avons choisi de faire devenir.

Ulysse, pourtant, n'aborde pas les choses en homme abstrait, dépourvu de toutes références. L'expérience du monde l'a déjà marqué, qui habite sa mémoire. II a vécu tous les tourments de la vie humaine, toutes les joies. II a éprouvé souvent la vanité des choses. Odyssée. Le nom d'un voyage essentiel. Le nom d'un homme aussi, se racontant lui-même en quelque sorte : les aventures d'Ulysse semblent désormais indissociables de lui. Comme si l'identité personnelle, narration intérieure, naissait du chemin suivi par l'existence : histoire personnelle où la quête de soi s'accomplit à travers les risques du périple. Ulysse retrouvant Pénélope est à la fois le même et un autre. Lui seul peut bander son arc, comme il le faisait jadis. Méconnaissable après le long périple qui l'a vieilli, il garde en lui le souvenir des lieux et des êtres. D'Ithaque à Troie, de Troie en flammes à Ithaque, la vie s'est inventée. Aller et retour de soi à soi, dans l'étrange dialectique de l'être et de l’aventure.

Le caractère d'Ulysse, néanmoins, a fixé le cadre et suscité les péripéties d'une telle quête. Athéna dit de lui, dans le treizième chant de l'Odyssée : « Tu es civilisé [épètès, c'est-à-dire aussi raffiné], plein d'intuition [anchinoos, dont la sagacité saisit d'emblée la chose] et réfléchi [echephron : capable de tenir à distance]. » L'odyssée de la vie est aussi celle de la conscience, du silencieux récit qui épouse le scénario de l'aventure et profile l'inspiration des décisions futures.

La dialectique  de la volonté, entre l'élan et la crainte, entre l'impulsion  et  la  distance  à  soi,  porte  en  elle  la  mémoire, comme un jeu d'ombres et de lumières. Le passé pèse, mais la conscience, même alourdie, est aussi distance.  De chaque moment de la vie, elle fait effort pour se délier, comme pour le juger à partir d’un point situé en dehors du cours des choses. L'âme peut-être n'est autre chose que ce principe de vie et de distance, où se sédimente et se réfléchit tout à la fois la mémoire du vécu. Celle d'Ulysse est réfléchie et avisée. L'homme « aux mille tours, cultive donc la distance, et mesure les impasses d'un certain mode de vie. Il incarne la conscience où la sagesse inscrit sa marque.

L'expérience vécue instruit-elle ? La méditation du passé peut-elle éclairer les choix à venir ? Chaque choix de la vie antérieure avait esquissé un choix d'ensemble, qui marque en fin de compte son homme. C'est bien l'âme d'Ulysse, et non une autre, qui s'avance maintenant pour choisir. Comment choisir ? Par différence, ou par simple imitation d'un modèle envié ? L'âme qui précède Ulysse a fait un choix catastrophique : celui qu'a inspiré la précipitation vers la condition d'un tyran riche et puissant. Attrait de ce qui brille, et dont l'éclat pourtant occulte des maux terribles, impliqués par une telle condition. Examinant d'un peu plus près ce tout complexe que constitue une vie, l'âme irréfléchie a vu ce qui d'abord lui avait échappé, et s'est lamentée. Trop tard. Le visible et l'invisible, noués par des liens cachés, forment une trame singulière. La sagacité du choix consiste à discerner et à distinguer, en neutralisant les faux-semblants de l'apparence.

Le choix d'Ulysse est à l'évidence antihéroïque. Achille, lui, héros de l'Iliade, avait voulu la vie courte et glorieuse, brutale et passionnée. Vie faite de partis extrêmes et de démesures qui signent la force brutale des héros guerriers : Achille, par exemple, exacerbe sa vengeance au point d’outrager le cadavre d'Hector après l'avoir tué. Le héros de l'Odyssée se porte à l'existence modeste et cachée, que n'illuminera pas la geste homérique, ni la « belle mort, (kalos thanatos). Comme Candide, le héros de Voltaire, après avoir couru le monde et ses risques multiples : « Cultivons notre jardin. » Aspiration d'un simple particulier, de guerre lasse. Ulysse choisit dans le sillage de la sagesse qui était déjà la sienne dans sa vie antérieure, mais il entend disposer cette fois d'une condition qui ne l'expose pas aux tourments traversés. Illusion ? Un roi peut user modestement de sa puissance, et un simple berger concevoir des atrocités - ou des merveilles. L'essentiel n'est-il pas dans  l'usage  que  l'on  fait  de  sa  condition  plus  que  dans  la nature de celle-ci ? Peut-être.

Henri Pena-Ruiz, Le roman du monde, 7, "Le choix d'Ulysse",  2001.

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