Texte 1. Rousseau : Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, 1753

Supposons cette première difficulté vaincue : franchissons pour un moment l’espace immense qui dut se trouver entre le pur état de nature et le besoin des langues ; et cherchons, en les supposant nécessaires, comment elles purent commencer à s’établir. Nouvelle difficulté pire encore que la précédente ; car si les hommes ont eu besoin de la parole pour apprendre à penser, ils ont eu bien plus besoin encore de savoir penser pour trouver l’art de la parole ; et quand on comprendrait comment les sons de la voix ont été pris pour les interprètes conventionnels de nos idées, il resterait toujours à savoir quels ont pu être les interprètes mêmes de cette convention pour les idées qui, n’ayant point un objet sensible, ne pouvaient s’indiquer ni par le geste, ni par la voix, de sorte qu’à peine peut-on former des conjectures supportables sur la naissance de cet art de communiquer ses pensées, et d’établir un commerce entre les esprits : art sublime qui est déjà si loin de son origine, mais que le philosophe voit encore à une si prodigieuse distance de sa perfection qu’il n’y a point d’homme assez hardi pour assurer qu’il y arriverait jamais, quand les révolutions que le temps amène nécessairement seraient suspendues en sa faveur, que les préjugés sortiraient des académies ou se tairaient devant elles, et qu’elles pourraient s’occuper de cet objet épineux, durant des siècles entiers sans interruption.

Le premier langage de l’homme, le langage le plus universel, le plus énergique, et le seul dont il eut besoin, avant qu’il fallût persuader des hommes assemblés, est le cri de la nature. Comme ce cri n’était arraché que par une sorte d’instinct dans les occasions pressantes, pour implorer du secours dans les grands dangers, ou du soulagement dans les maux violents, il n’était pas d’un grand usage dans le cours ordinaire de la vie, où règnent des sentiments plus modérés. Quand les idées des hommes commencèrent à s’étendre et à se multiplier, et qu’il s’établit entre eux une communication plus étroite, ils cherchèrent des signes plus nombreux et un langage plus étendu : ils multiplièrent les inflexions de la voix, et y joignirent les gestes, qui, par leur nature, sont plus expressifs, et dont le sens dépend moins d’une détermination antérieure. Ils exprimaient donc les objets visibles et mobiles par des gestes, et ceux qui frappent l’ouïe, par des sons imitatifs : mais comme le geste n’indique guère que les objets présents, ou faciles à décrire, et les actions visibles ; qu’il n’est pas d’un usage universel, puisque l’obscurité, ou l’interposition d’un corps le rendent inutile, et qu’il exige l’attention plutôt qu’il ne l’excite, on s’avisa enfin de lui substituer les articulations de la voix, qui, sans avoir le même rapport avec certaines idées, sont plus propres à les représenter toutes, comme signes institués ; substitution qui ne put se faire que d’un commun consentement, et d’une manière assez difficile à pratiquer pour des hommes dont les organes grossiers n’avaient encore aucun exercice, et plus difficile encore à concevoir en elle-même, puisque cet accord unanime dut être motivé, et que la parole paraît avoir été fort nécessaire, pour établir l’usage de la parole.

 

On doit juger que les premiers mots, dont les hommes firent usage, eurent dans leur esprit une signification beaucoup plus étendue que n’ont ceux qu’on emploie dans les langues déjà formées, et qu’ignorant la division du discours en ses parties constitutives, ils donnèrent d’abord à chaque mot le sens d’une proposition entière. Quand ils commencèrent à distinguer le sujet d’avec l’attribut, et le verbe d’avec le nom, ce qui ne fut pas un médiocre effort de génie, les substantifs ne furent d’abord qu’autant de noms propres, l’infinitif fut le seul temps des verbes, et à l’égard des adjectifs la notion ne s’en dut développer que fort difficilement, parce que tout adjectif est un mot abstrait, et que les abstractions sont des opérations pénibles, et peu naturelles. Chaque objet reçut d’abord un nom particulier, sans égard aux genres, et aux espèces, que ces premiers instituteurs n’étaient pas en état de distinguer ; et tous les individus se présentèrent isolés à leur esprit, comme ils le sont dans le tableau de la nature. Si un chêne s’appelait A, un autre chêne s’appelait B : de sorte que plus les connaissances étaient bornées, et plus le dictionnaire devint étendu. L’embarras de toute cette nomenclature ne put être levé facilement : car pour ranger les êtres sous des dénominations communes, et génériques, il en fallait connaître les propriétés et les différences ; il fallait des observations, et des définitions, c’est-à-dire, de l’histoire naturelle et de la métaphysique, beaucoup plus que les hommes de ce temps-là n’en pouvaient avoir.

D’ailleurs, les idées générales ne peuvent s’introduire dans l’esprit qu’à l’aide des mots, et l’entendement ne les saisit que par des propositions. C’est une des raisons pour quoi les animaux ne sauraient se former de telles idées, ni jamais acquérir la perfectibilité qui en dépend. Quand un singe va sans hésiter d’une noix à l’autre, pense-t-on qu’il ait l’idée générale de cette sorte de fruit, et qu’il compare son archétype à ces deux individus ? Non sans doute ; mais la vue de l’une de ces noix rappelle à sa mémoire les sensations qu’il a reçues de l’autre, et ses yeux, modifiés d’une certaine manière, annoncent à son goût la modification qu’il va recevoir. Toute idée générale est purement intellectuelle ; pour peu que l’imagination s’en mêle, l’idée devient aussitôt particulière. Essayez de vous tracer l’image d’un arbre en général, jamais vous n’en viendrez à bout, malgré vous il faudra le voir petit ou grand, rare ou touffu, clair ou foncé, et s’il dépendait de vous de n’y voir que ce qui se trouve en tout arbre, cette image ne ressemblerait plus à un arbre. Les êtres purement abstraits se voient de même, ou ne se conçoivent que par le discours. La définition seule du triangle vous en donne la véritable idée : sitôt que vous en figurez un dans votre esprit, c’est un tel triangle et non pas un autre, et vous ne pouvez éviter d’en rendre les lignes sensibles ou le plan coloré. Il faut donc énoncer des propositions, il faut donc parler pour avoir des idées générales ; car sitôt que l’imagination s’arrête, l’esprit ne marche plus qu’à l’aide du discours. Si donc les premiers inventeurs n’ont pu donner des noms qu’aux idées qu’ils avaient déjà, il s’ensuit que les premiers substantifs n’ont pu jamais être que des noms propres.

Mais lorsque, par des moyens que je ne conçois pas, nos nouveaux grammairiens commencèrent à étendre leurs idées et à généraliser leurs mots, l’ignorance des inventeurs dut assujettir cette méthode à des bornes fort étroites ; et comme ils avaient d’abord trop multiplié les noms des individus faute de connaître les genres et les espèces, ils firent ensuite trop peu d’espèces et de genres faute d’avoir considéré les êtres par toutes leurs différences. Pour pousser les divisions assez loin, il eût fallu plus d’expérience et de lumière qu’ils n’en pouvaient avoir, et plus de recherches et de travail qu’ils n’y en voulaient employer. Or si, même aujourd’hui, l’on découvre chaque jour de nouvelles espèces qui avaient échappé jusqu’ici à toutes nos observations, qu’on pense combien il dut s’en dérober à des hommes qui ne jugeaient des choses que sur le premier aspect ! Quant aux classes primitives et aux notions les plus générales, il est superflu d’ajouter qu’elles durent leur échapper encore : comment, par exemple, auraient-ils imaginé ou entendu les mots de matière, d’esprit, de substance, de mode, de figure, de mouvement, puisque nos philosophes qui s’en servent depuis si longtemps ont bien de la peine à les entendre eux-mêmes, et que les idées qu’on attache à ces mots étant purement métaphysiques, ils n’en trouvaient aucun modèle dans la nature ? Je m’arrête à ces premiers pas, et je supplie mes juges de suspendre ici leur lecture ; pour considérer, sur l’invention des seuls substantifs physiques, c’est-à-dire, sur la partie de la langue la plus facile à trouver, le chemin qui lui reste à faire, pour exprimer toutes les pensées des hommes, pour prendre une forme constante, pouvoir être parlée en public, et influer sur la société. Je les supplie de réfléchir à ce qu’il a fallu de temps et de connaissances pour trouver les nombres, les mots abstraits, les aoristes, et tous les temps des verbes, les particules, la syntaxe, lier les propositions, les raisonnements, et former toute la logique du discours. Quant à moi, effrayé des difficultés qui se multiplient, et convaincu de l’impossibilité presque démontrée que les langues aient pu naître et s’établir par des moyens purement humains, je laisse à qui voudra l’entreprendre la discussion de ce difficile problème, lequel a été le plus nécessaire, de la société déjà liée, à l’institution des langues, ou des langues déjà inventées, à l’établissement de la société.

Quoi qu’il en soit de ces origines, on voit du moins, au peu de soin qu’a pris la nature de rapprocher les hommes par des besoins mutuels, et de leur faciliter l’usage de la parole, combien elle a peu préparé leur sociabilité, et combien elle a peu mis du sien dans tout ce qu’ils ont fait, pour en établir les liens. En effet, il est impossible d’imaginer pourquoi, dans cet état primitif, un homme aurait plutôt besoin d’un autre homme qu’un singe ou un loup de son semblable, ni, ce besoin supposé, quel motif pourrait engager l’autre à y pourvoir, ni même, en ce dernier cas, comment ils pourraient convenir entre eux des conditions. Je sais qu’on nous répète sans cesse que rien n’eût été si misérable que l’homme dans cet état ; et s’il est vrai, comme je crois l’avoir prouvé, qu’il n’eût pu qu’après bien des siècles avoir le désir et l’occasion d’en sortir, ce serait un procès à faire à la nature, et non à celui qu’elle aurait ainsi constitué. Mais, si j’entends bien ce terme de misérable, c’est un mot qui n’a aucun sens, ou qui ne signifie qu’une privation douloureuse et la souffrance du corps ou de l’âme. Or je voudrais bien qu’on m’expliquât quel peut être le genre de misère d’un être libre dont le coeur est en paix et le corps en santé. Je demande laquelle, de la vie civile ou naturelle, est la plus sujette à devenir insupportable à ceux qui en jouissent ? Nous ne voyons presque autour de nous que des gens qui se plaignent de leur existence, plusieurs même qui s’en privent autant qu’il est en eux, et la réunion des lois divine et humaine suffit à peine pour arrêter ce désordre. Je demande si jamais on a ouï dire qu’un sauvage en liberté ait seulement songé à se plaindre de la vie et à se donner la mort ? Qu’on juge donc avec moins d’orgueil de quel côté est la véritable misère. Rien au contraire n’eût été si misérable que l’homme sauvage, ébloui par des lumières, tourmenté par des passions, et raisonnant sur un état différent du sien. Ce fut par une providence très sage, que les facultés qu’il avait en puissance ne devaient se développer qu’avec les occasions de les exercer, afin qu’elles ne lui fussent ni superflues et à charge avant le temps, ni tardives, et inutiles au besoin. Il avait dans le seul instinct tout ce qu’il fallait pour vivre dans l’état de nature, il n’a dans une raison cultivée que ce qu’il lui faut pour vivre en société.

Rousseau : Discours sur l’origine des langues

----------------------------------------------------------------------------------------------------

Texte à résumer 2. Alain

Si le langage avait premièrement pour objet de décrire les choses, l'art de persuader serait une sorte d'arithmétique ; car les choses sont de constantes et fidèles redresseuses. Aussi l'on voit que les œuvres de la technique muette sont des merveilles en tous les temps ; tels l'arc, le moulin, la voile. Mais dès que deux hommes parlent, les choses sont oubliées. Le langage est geste et cri ; il ressemble à l'homme, non aux choses. Fuir est un énergique langage, et qui persuade d'abord, sans qu'on sache de quoi. Frapper est un énergique langage, qui appelle aussitôt défense et riposte. Dans les deux cas, agir, répondre, comprendre sont une même chose. Quant au danger réel, ou à la cause réelle du combat, qui donc y pense d'abord ? Le signe fait connaître l'homme premièrement, et la chose indirectement et par l'homme, par la forme de l'homme. Dans nos discours ordinaires, nous abrégeons l'ancien langage ; mais nous conservons toujours, assez du geste et du cri ; un discours attaque, effraie, rassure par d'autres moyens que par des raisons ; les choses sont oubliées, aisément oubliées, toujours trop. L'assemblée est un moyen de croire, mais non pas un instrument de savoir.

Quand l'homme va d'abord à la chose, il en connaît promptement ce qui importe ; sauvage ou civilisé, cela ne fait point une grande différence. L'homme chasseur est merveilleusement adroit, précis, puissant, dans tous les âges et dans tous les pays. Mais quand l'homme court d'abord à l'homme, afin de savoir ce qu'il doit penser de la chose, nous pouvons attendre des erreurs démesurées. Sauvage ou civilisé, cela ne fait point une grande différence. Ceux qui fuient ensemble, dans les terreurs paniques, forment une sorte d'assemblée, si l'on peut dire, qui est unanime à croire. Mais à croire quoi ? N'importe quoi, et nul ne s'en soucie. Or les tranquilles et solennelles assemblées pensent à peu près de même, en leur repos, que l'autre en sa course folle.

Dans les deux cas, l'homme se conforme à l'homme, imite l'homme, et la chose est oubliée. Qu'une assemblée décide que la terre ne tourne pas, cela s'explique aisément. Car, si la terre tourne ou non, ce n'est pas une chose qu'on peut voir en un moment, quand on y regarderait. Comme on n'y regarde point, mais à l'homme, il est arrivé en tous pays que les assemblées ont décidé contre l'expérience la plus simple, la plus commune, la plus facile. La technique du chasseur, du marin, du forgeron fut toujours trouvée dans la solitude, sans langage, sans mythologie aucune, et en perfection. Mais ce qu'on devait penser de ce même monde où l'on chasse, où l'on navigue, où l'on forge, cela fut décidé en assemblée. Ainsi le même homme eut toujours un bagage d'opinions sans paroles, très sages, et un bagage d'opinions parlées, très folles.

Le lent progrès consista à reprendre prudemment les opinions parlées, et à les rapprocher des choses ; ce n'était pas facile ; car il fallait déplaire ; il fallait troubler l'accord. Les écrits y firent mieux que les paroles. Les écrits, invention admirable, et faite d'abord pour fixer les dogmes de l'assemblée, furent ce qui rompit l'assemblée. Et de combien de folles terreurs, de combien d'aveugles opinions nous sommes délivrés par les écrits sans visage ! Et pourtant nous avons toujours même corps, mêmes gestes, mêmes passions. Ce corps humain nous tient toujours. Aussi quand nous courons à l'assemblée, afin de savoir ce que nous devons penser, sauvages encore nous sommes, et fanatiques. Léviathan ne s'est pas instruit. Oui, tous ensemble, cousus nous sommes dans la peau d'un serpent aveugle.

Alain, Propos de littérature, 1934

-----------------------------------------------------------------------------------------------------

Texte à résumer 3. Blanchot 

Le dictateur, nom qui fait réfléchir. Il est l’homme du dictare, de la répétition impérieuse, celui qui, chaque fois que s’annonce le danger de la parole étrangère, prétend lutter contre elle par la rigueur d’un commandement sans réplique et sans contenu. Et, en effet, il semble son adversaire déclaré. A ce qui est murmure sans limite, il oppose la netteté du mot d’ordre ; à l’insinuation de ce qui ne s’entend pas le cri péremptoire ; à la vagabonde plainte de spectre de Hamlet, qui, sous la terre, vieille taupe[1], de-ci de-là, erre sans pouvoir et sans destin, il substitue la parole fixée de la raison royale, qui commande et jamais ne doute. Mais ce parfait adversaire, l’homme providentiel, suscité pour couvrir par ses cris et ses décisions de fer le brouillard de l’ambiguïté de la parole spectrale, n’est-il pas, en réalité, suscité par elle ? N’est-il pas sa parodie, son masque plus vide encore qu’elle, sa réplique mensongère, quand, à la prière des hommes fatigués et malheureux, pour fuir la terrible rumeur de l’absence – terrible, mais non trompeuse -, on se tourne vers la présence de l’idole catégorique qui ne demande que la docilité et promet le grand repos de la surdité intérieure ?

Ainsi les dictateurs viennent-ils prendre naturellement la place des écrivains, des artistes et des hommes de pensée. Mais, alors que la parole vide du commandement est le prolongement, effrayé et menteur, de ce que l’on préfère entendre hurler sur les places publiques, plutôt que d’avoir à l’accueillir, l’écrivain a une tout autre tâche et aussi une tout autre responsabilité : celle d’entrer, plus que personne, en un rapport d’intimité avec la rumeur initiale. C’est à ce prix seulement qu’il peut lui imposer silence, l’entendre dans ce silence, puis l’exprimer, après l’avoir métamorphosée.

Il n’y a pas d’écrivain sans une telle approche et s’il n’en subit fermement l’épreuve. Cette parole non parlante ressemble beaucoup à l’inspiration, mais elle ne se confond pas avec elle ; elle conduit seulement à ce lieu unique pour chacun, l’enfer où descendit Orphée, lieu de la dispersion et de la discordance, où tout à coup il faut lui faire face et trouver, en soi, en elle et dans l’expérience de tout l’art, ce qui transforme l’impuissance en pouvoir, l’erreur en chemin et la parole non parlante en un silence à partir duquel elle peut vraiment parler et laisser parler en elle l’origine, sans détruire les hommes.

 

Ce ne sont pas choses simples. La tentation, qu’éprouve aujourd’hui la littérature, de se rapprocher toujours plus du murmure solitaire est liée à bien des causes, propres à notre temps, à l’histoire, au mouvement même de l’art, et elle a pour effet de nous faire presque entendre, dans toutes les grandes œuvres modernes, ce que nous serions exposés à entendre, si tout à coup il n’y avait plus d’art ni de littérature. C’est pourquoi ces œuvres sont uniques, pourquoi aussi elles nous paraissent dangereuses, car elles sont nées immédiatement du danger, et elles l’enchantent à peine.

Il y a assurément bien des moyens (autant que d’œuvres et de styles d’œuvres) de maîtriser la parole du désert. La rhétorique est l’un de ces moyens de défense, efficacement conçu et même diaboliquement agencé pour conjurer le péril, mais aussi le rendre nécessaire et pressant aux points justes où les rapports avec lui peuvent devenir légers et profitables. Mais la rhétorique est une protection si parfaite qu’elle oublie en vue de quoi elle s’est organisée : non seulement pour repousser, mais attirer, en la détournant, l’immensité parlante ; pour être une avancée au milieu de l’agitation des sables, et non pas un petit rempart de fantaisie que viennent visiter les promeneurs du dimanche (…).

Il y a aussi le bavardage, et ce qu’on a appelé le monologue intérieur[2], qui ne reproduit nullement, on le sait bien, ce qu’un homme se dit à lui-même, car l’homme ne se parle pas, et l’inimité de l’homme est non pas silencieuse, mais le plus souvent muette, réduite à quelques signes espacés. Le monologue intérieur est une imitation fort grossière, et qui n’en imite que les traits d’apparence, du flux ininterrompu et incessant de la parole non parlante. Ne l’oublions pas, la force de celle-ci est dans sa faiblesse, elle ne s’entend pas, c’est pourquoi on ne cesse de l’entendre, elle est aussi près que possible du silence, c’est pourquoi elle le détruit complètement. Enfin, le monologue intérieur a un centre, ce « Je » qui ramène tout à lui-même, alors que l’autre parole n’a pas de centre, elle est essentiellement errante et toujours au-dehors.

Il faut lui imposer silence. Il faut la reconduire vers le silence qui est en elle. Il faut qu’un instant elle s’oublie, afin de pouvoir naître, par une triple métamorphose, à une parole véritable : celle du Livre, dira Mallarmé.

Maurice Blanchot, Le Livre à venir, 1959, « folio essais » p.299-302



[1] Dans l’acte I de Hamlet (la célèbre tragédie de Shakespeare), Hamlet rencontre le spectre de son père, qui lui apprend qu’il a été assassiné et lui ordonne de le venger. Hamlet parle de lui, par dérision, comme d’une « vieille taupe ».

[2] Procédé de narration littéraire dans certains romans du XXe siècle : « il a pour objet d'évoquer le flux ininterrompu des pensées qui traversent l'âme du personnage au fur et à mesure qu'elles naissent sans en expliquer l'enchaînement logique » (Edouard Dujardin)

---------------------------------------------------------------------------------------------------

Texte à résumer 4. Breton, La parole manipulée 

Le principe de séparation généralisée ne s’arrête pas là dans son œuvre de fractionnement de ce qui auparavant était considéré dans son unité. A la séparation des hommes et de la  nature, des hommes et de leur propre corps, des hommes entre eux, il faut ajouter cet élément essentiel pour nous – et c’est en ce point précis que nous rejoignons notre problématique générale – qu’est la séparation de l’homme et de sa propre parole. Davis Le Breton, pour illustrer son propos, cite cette histoire étonnante du vieillard Kanak, qui, interrogé sur l’apport selon lui des valeurs occidentales à sa propre culture, répond : « Ce que vous nous avez apporté, c’est le corps. » De la même façon, on pourrait soutenir que ce qu’apporte l’individualisme, c’est la parole, une parole perçue comme individuelle, personnelle, auto-produite (quand bien même ne le serait-elle pas), jaillissant de l’intérieur.

L’individu est auteur de sa parole là où le membre de la société holiste n’est que le porte-parole, éventuellement l’interprète, d’un discours commun. Mais être l’auteur de sa parole implique, immédiatement, pour la personne, que cette parole lui soit extérieure, qu’il la regarde, la contemple, comme si elle lui était finalement étrangère. La parole individuelle, c’est aussi la possibilité immédiate du mensonge, de la manipulation, d’une parole en décalage permanent avec son auteur, mais aussi d’une parole pour l’autre, adaptée à l’autre, d’une parole argumentative. La parole doit être apte à franchir le fossé qui, désormais, dans les sociétés individualistes, sépare les êtres. Elle doit pouvoir se détacher des uns pour parvenir chez les autres.

C’est le stoïcisme grec, tel qu’il a été initié par Epictète et vulgarisé par Marc Aurèle, qui inaugure cette désynchronisation. Très curieusement, ce que les stoïciens proposent, pour construire un nouvel idéal de sagesse et de vie en société, est une instrumentalisation de la représentation. Les textes de Marc Aurèle à ce sujet sont étonnants. Ils inaugurent véritablement la scission qui s’instaure dans le corps social pour donner naissance aux individus conscients de leur séparation. Ils témoignent d’une véritable découverte, comme lorsque Marc Aurèle dit : « Ces représentations, il est en ton pouvoir de les ranimer sans cesse. Je puis, sur chaque chose, me faire l’idée qu’il faut. Et, si je le  puis, pourquoi me troubler ? Ce qui est en dehors de mon intelligence n’est absolument rien pour mon intelligence. Comprends-le et te voilà sur pied. » Ou encore, lorsqu’il ouvre la potentialité d’un relativisme absolu de la parole en affirmant que « tout n’est qu’opinion, et que l’opinion elle-même dépend de toi. »

Cette nouvelle manière, radicalement différente, de voir les relations avec autrui consiste, d’une part, à prendre conscience que la représentation commande tout, d’autre part, qu’on peut la « travailler » pour interposer entre soi et autrui une sorte d’écran de protection. De cette conception va être déduit tout un idéal de vie qui est la matrice des rapports sociaux dans une société individualiste. Les stoïciens proposent ainsi, et c’est un autre élément qui désigne une société désormais inventrice de sa propre conduite, de véritables guides de conduite en société dont l’objectif est de détacher les individus les uns des autres. Epictète détaille minutieusement les comportements à observer en société qui permettent de préserver l’individu : « Lorsque donc que quelqu’un te mt en colère, sache que c’est ton jugement qui te met en colère. Efforce-toi donc avant tout de ne pas te laisser emporter par ton idée ; car si une fois tu gagnes temps et délai, tu deviendras plus facilement maître de toi. » Etre « maître de soi » constitue bien le mot clef de  l’individualisme, comme constat d’une situation où la parole peut aussi bien être échange que menace.

Les effets de cette désynchronisation sociale qui va croissant tout au long du XXe siècle, écrasé sous le  poids des paroles manipulatrices, s’accélèrent à l’aube du changement de millénaire. Le plus significatif d’entre eux pourrait être le renouveau nostalgique des sentiments communautaires ou identitaires. Les individus méfiants et séparés rêvent d’être de nouveau ensemble dans cet état de « communion » que David Cooper voyait comme étape précédant la « communication ». Cette communion impliquerait un lien social fusionnel débarrassé de toute possibilité de manipulation et de trahison. La nostalgie de la communauté, de la société traditionnelle, des racines, de l’identité, fait partout irruption, comme le contrecoup d’une société individualiste par trop désynchronisante. (…)

La publicité, qui recourt à ces techniques, s’appuie toujours sur l’exaltation d’un « être entre soi », d’une communauté, qui n’est pas uniquement une communauté de consommation, mais une communauté de valeur et d’identité. Stuart Ewen insiste sur le fait que la publicité fonctionne à partir d’une « acculturation du moi » et diffuse l’idée, développée par un psychologue social américain, Floyd Henry Allport, selon laquelle « notre conscience réflexive reflète surtout celle que les autres ont de nous (…). L’idée que j’ai de moi-même est faite de celle que je me figure que mon voisin a de moi. » Dans ce sens, la publicité est bien, comme le remarque Bertrand Poirot-Delpech, la « dernière idéologie totalitaire » par son encouragement structure à un conformisme de masse.

C’est à ce point précis que nous touchons l’un des plus grands paradoxes de la parole manipulée. Celle-ci provoque, nous l’avons vu, un repli sur soi individualiste qui, à son tour, génère par nostalgie le désir d’un lien fusionnel. Or celui-ci n’est jamais tant satisfait que par les techniques d’intervention fusionnelle sur les comportements, qui mobilisent les affects pour convaincre. La fusion, promesse de la manipulation, pourrait bien, dans cette perspective, être recherchée pour elle-même, pour le sentiment qu’elle procure de faire partie, enfin, de quelque chose, n’importe quoi, dans un monde où plus personne ne fait partie de rien. Ainsi s’expliquerait cette jouissance éprouvée par certains à la manipulation, effet sans doute le plus pervers du rêve de communication que fait naître une société férocement individualiste.

Philippe Breton, La Parole manipulée, éd. La Découverte & Syros, 1997, 2000, p.159-164

---------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Texte à résumer 5. Breton, Eloge de la parole

D’un côté, on peut constater que la parole humaine n’a probablement jamais connu autant de possibilités de déploiement qu’aujourd’hui. Où qu’on se tourne dans les sociétés modernes, on trouve, souvent comme signe de progrès, des techniques de communication ou encore des institutions qui sont directement une concrétisation ou une facilitation de la parole. La parole aujourd’hui est un fait social majeur. C’est par elle que nous agissons, que nous prenons des décisions, que nous négocions, que nous tentons de faire reculer la violence, que nous organisons et transformons le monde qui nous entoure.

Pourtant, d’un autre côté, en même temps que ce déplacement du statut de la parole, qui lui confère une position toujours plus centrale, chacun sent bien que ce déploiement est souvent au mieux retenu, au pire dévoyé. Nous sommes là au cœur de l’injonction contradictoire que j’évoquais en introduction : parlez, mais taisez-vous ! Il s’agit d’un véritable paradoxe, car à la fois la parole est libre, encouragée, elle est un des principaux opérateurs du changement social, et à la fois elle est difficile à prendre ou encore réduite à un discours sans effets, quand elle n’est pas travestissement de la pure violence. De plus, cette importance, cette centralité de la parole n’est qu’en partie visible à nos yeux. La parole moderne n’est qu’en partie consciente d’elle-même, elle n’est même parfois que l’ombre de son idéal.

Une vision optimiste des choses permettra de dire que ce qui coûte le  plus aujourd’hui est la place prise par la parole qui fait de nos sociétés de véritables sociétés de parole. Le symbole le plus fort de cet aspect des choses sera par exemple la « liberté d’expression » qui connaît un déploiement sans égal dans l’histoire. On insistera également sur les immenses possibilités offertes par les techniques modernes de communication, dont internet n’est qu’une avant-garde. Ou encore sur le fait que nous vivons en démocratie, ou, pour  être plus précis, un régime où la parole tend de plus en plus à être au centre des processus sociaux de décision et d’action.

Une vision pessimiste de la même  réalité soulignera les immenses inégalités d’accès à la parole et le fait qu’elle est souvent manipulée par les puissants. La parole, pour reprendre l’expression de Jacques Ellul, est trop souvent une « parole humiliée ». Dans cette optique, on insistera sur le fait que les très nombreuses techniques de communication déployées aujourd’hui ne correspondent pas forcément à un accroissement de la qualité des paroles qu’elles servent à transmettre, ou même que, à être tant délayée, la parole s’y affadit considérablement.

Il faut donc tenter une approche la plus objective possible de ce phénomène. La question n’est pas l’optimisme ou le pessimisme, mais bien une juste évaluation de la place prise par la parole dans les sociétés modernes. C’est ce que nous avons tenté de faire ici. Toute évaluation, dans le domaine social, est souvent une question d’échelle. Le point de vue optimiste se révèle pertinent si l’on place l’observation sur une échelle temporelle large : on a assisté à un déplacement du statut de la parole (par exemple, en France, de la fin du Moyen Age à l’époque contemporaine) qui lui confère une position de plus en plus centrale et qui contribue largement, entre autres, au progrès des mœurs et de la civilité.

Le point de vue pessimiste est imbattable pour décrire les très nombreuses situations, au présent, qui témoignent de notre frustration devant les dévoiements de ce qui apparait le plus souvent comme une potentialité en lieu et place d’une réalité. En somme, la direction est bonne mais on risque à chaque moment de verser dans le fossé.

L’optimiste a une vision globale, mais celle-ci ne le protège pas contre les accidents, y compris ceux qui risquent d’arrêter la course. Le pessimiste a un point de vue précieux puisqu’il pointe du doigt, avec rigueur, tout écart du chemin, ou toute retenue dans l’élan, mais il risque de décourager la poursuite de la course en répétant inlassablement que l’on se trompe de direction, alors que l’on va peut-être, globalement, dans le bon sens.

Il est tentant malgré tout de prendre de la hauteur par rapport à ce balancement entre optimisme et pessimisme pour voir que sur la longue durée, celle des civilisations, partout où il y a de la parole, il y a du progrès. Thèse renversable, tant les deux termes sont identifiés l’un à l’autre : partout où il y a du progrès, il y a de la parole. Que ce progrès soit aujourd’hui en partie retenu ne change rien à sa direction.

Nous l’avons vu, ces progrès sont de deux ordres : d’abord, une capacité toujours accrue pour l’homme de prendre en main son destin (c’est-à-dire de ne plus être subordonné au fatalisme), en inventant des représentations (par exemple celle de l’homme comme individu), des pratiques sociales (comme la « civilité ») et des institutions (notamment démocratiques) qui permettent à la parole de se déployer ; ensuite, à un autre niveau, celui des moyens, un affinement de la parole elle-même dans sa capacité à changer le monde. Ce progrès peut connaître des revers, mais, dans un certain sens, la direction d’ensemble est la bonne et c’est, au bout du compte, toujours, la société des hommes qui s’en porte mieux. C’est dans ce sens que la parole comme fondement d’un humanisme renouvelé, mérite, pour le moins, un éloge.

Philippe Breton, Eloge de la parole, 2003, 2007, La Découverte / Poche, p.185-187