1. Une partie de campagne : encore une nouvelle sur l’eau

Nombreuses sont les nouvelles de Maupassant dont l’action se situe soit sur une rivière, soit sur la mer, soit sur leurs rives ou rivages. Chacun s’accorde pour dire que Veau est un élément majeur dans son œuvre, y compris dans les romans, même si alors sa présence peut s’y faire plus modeste, comme dans Bel Ami, par exemple ; à un autre niveau, plus symbolique, n’est-elle pas centrale même dans Mont-Auriol ?

Mais c’est surtout dans les nouvelles que la présence de la rivière ou du fleuve (le plus souvent la Seine, la Marne, voire quelque rivière normande...) prend toute sa valeur, devenant parfois l’un des personnages, en formant le plus souvent le cadre, témoin, complice, amie ou ennemie involontaire ou active des protagonistes. Si bien que l’on a pu en regrouper — au gré des éditions — certaines sous le titre générique de « Sur l’eau », qui est d’ailleurs le titre de l’une d’elles. Nul n’ignore qu’une des grandes passions de Maupassant, avec l’écriture et les femmes (dans un ordre qu’on ne saurait préciser) fut — plus encore que le canotage dans lequel il excellait — la rivière, et l’on pourrait lui appliquer sans peine ce que le narrateur de Sur l’eau dit du personnage principal :

« Il avait dans le cœur une grande passion, une passion dévorante, irrésistible : la rivière. »

Mais il nous faudra revenir sur l’importance de cet élément lorsque nous entrerons dans le détail de Une partie de campagne afin d’en saisir toute la portée.

Avant cela, il convient de situer la genèse de cette nouvelle, parue en 1881, dans la vie de son auteur.

L’année 1881 :

C’est le 8 mai 1880 qu’arrive à Bezons le télégramme suivant :

PRIÈRE PRÉVENIR M. DE MAUPASSANT CHEZ POULAIN AUBER­GISTE QUE GUSTAVE FLAUBERT EST MORT AUJOURD’HUI SUBITEMENT À CROISSET.

Depuis quelques temps, en effet, Guy a pris l’habitude de séjourner dans cet endroit, et il n’est peut-être pas indifférent qu’il y ait situé sa Partie de campagne qui paraîtra l’année suivante... C’est d’ailleurs pour oublier la mort du « vieux » que Maupassant se lancera à corps perdu dans le travail en 1881. Cette même année, il s’installe en avril pour trois mois à Sartrou- ville où lorsqu’il n’écrit pas (La maison Tellier, entre autres), il canote :

« Guy de Maupassant avait loué sur le chemin de halage, à Sartrouville, une petite maison blanche qu’entouraient des tilleuls. À dix pas de la grille fleurie de vigne vierge, parmi les nénuphars, les joncs souples, les aigrettes roses, trois yoles longues et fines se balançaient, amarrées aux chaînes d’un lavoir... D’un côté se déroulait et miroitait la Seine, avec ses processions de chalands, ses essors de voiles blanches, ses reflets multiformes, ses nuances de vieille soie, de l’autre, les coteaux de la Frette couverts de lilas, la forêt de Saint-Germain... Le torse et les bras nus, nous partions sans but, descendant ou remontant le courant, glissant durant des heures, au bruit cadencé des avirons. »

Ainsi en a témoigné l’un de ses compagnons de canotage, René Mazeroix, cité par Armand Lanoux dans sa remarquable biographie : Maupassant, le Bel Ami (Grasset, 1967).

Maupassant travaille alors surtout à son roman Une vie, et canote pour se délasser. Nombreux seront les canotiers qui hanteront de leurs silhouettes musculeuses les récits écrits à cette période ou dans les années qui suivront : ainsi de Sur l’eau, La Femme de Paul, Mouche, Yvette, et, bien sûr, Une partie de campagne.

Y sont souvent évoqués ces lieux de détente que le tout-Paris, riche ou pauvre, fréquentait le dimanche à la belle saison, et que peindront les impressionnistes : le Restaurant Grillon, l’Auberge Poulain, et la célèbre Grenouillère, qu’immortalisera Auguste Renoir, le père du cinéaste !

Tout ce petit « monde interlope » (dixit Maupassant) « grouille » en effet au bord de l’eau, et le romancier n’a eu qu’à observer, lorsqu’il ne participait pas, pour restituer avec humour et distance critique cette joyeuse mais troublante ambiance. Ainsi, dans La Femme de Paul, peut-on lire :

« ...les grands gaillards en maillot blanc gesticulaient avec des avirons sur l’épaule. »

« Les canotiers exposaient à l’ardeur du jour la chair brunie et bosselée de leurs biceps... »

« Les femmes, cherchant une proie pour le soir, se faisaient payer à boire en attendant ; et, dans l’espace libre entre les tables, dominant le public ordinaire du lieu, un bataillon de canotiers chahuteurs avec leurs compagnes en courte jupe de flanelle. »

Ainsi dans Mouche :

« Comme c’était simple, et bon, et difficile de vivre ainsi, entre le bureau à Paris et la rivière à Argenteuil. Ma grande, ma seule, mon absorbante passion, pendant dix ans, ce fut la Seine ...»

« Ai-je aimé tout cela, d’un amour instinctif des yeux qui se répandait dans tout mon corps en une joie naturelle et profonde. »

Il faudrait citer les premières pages de cette nouvelle pour s’imprégner de cette atmosphère de bonheur pur éprouvé par les cinq rameurs et leur galante « barreuse ». Puis comparer cela à l’ambiance trouble de la Grenouillère décrite dans La Femme de Paul, pour approcher au plus près ce double sentiment qui devait être celui de l’auteur face à la rivière : santé, joie pure du corps et délassement de l’esprit grâce à l’exercice sportif dans un environ­nement champêtre, loin des miasmes de la ville, mais aussi plai­sirs ambigus des intrigues galantes, tromperies, échanges, « emprunts » de compagnes, complicité ou rivalité virile, lorsque les désirs les plus violents s’expriment sans vergogne et s’assou­vissent sans remords. Il faut relire absolument ces deux nouvelles pour se donner l’une des clefs essentielles d’Une partie de cam­pagne.

Cette même année 1881, Émile Zola, installé dans sa maison des bords de Seine à Médan, demande à Maupassant de lui ache­ter une barque ; ce dernier l’acquiert précisément à Bezons, et propose à la joyeuse compagnie de lettrés de l’appeler « Nana », parce que « tout le monde grimpera dessus », explique Guy. Rappelons que dans Mouche, les amis canotiers nommeront leur yole « La Feuille à l’Envers » ; il conviendra de se souvenir de cela en étudiant la Partie de campagne.

Dès 1880, dans le journal Le Gaulois, Maupassant relate ces belles soirées d’été à Médan, où il emmenait en barque tous les amis ; ce sera l’origine des Soirées de Médan, publiées précisé­ment en 1881. Après cette période d’intense créativité (La maison Tellier, Une vie, Les soirées, etc., seront écrites à ce moment), ce sera la mer qui accaparera l’auteur de Bel Ami, grâce au succès duquel il pourra acquérir un yacht qui portera ce nom : mais c’est encore de l’eau, et toujours des bateaux ...

Une partie de campagne a donc été rédigée par un écrivain- canotier, grand coureur de jupons en pleine activité lorsqu’il publie son ouvrage en 1881. On doit bien se garder de l’oublier, pour comprendre et justifier le ton de cette nouvelle, sur lequel nous reviendrons, sans perdre de vue que c’est aussi à Bezons, chez le Père Poulain, que parvint à Maupassant la terrible nou­velle de la mort de son maître vénéré et autre « père » : Flaubert.



2. Composition de la nouvelle / longueur et structure

Le sujet d'Une partie de campagne

Ramassée en une douzaine de pages, Une partie de campagne présente un « sujet » d’une assez grande simplicité et qui pourrait se résumer en quelques phrases : une jeune Parisienne, Henriette Dufour, passe une après-midi à la campagne avec sa famille, au bord de la Seine, à Bezons. Elle y rencontre un cano­tier qui la séduit lors d’une promenade en barque. Un an passe : Henriette a épousé le commis de son père, et revoit pour quelques instants son amant d’un jour sur les lieux de la séduc­tion. Ils se séparent de nouveau.

On remarquera que ce résumé peut s’appliquer mot pour mot au film de Jean Renoir, celui-ci ayant respecté scrupuleusement la trame du récit de Maupassant.

Plus intéressante que l’anecdote servant de base à la nouvelle est l’analyse de sa structure : comme souvent, chez Maupassant nouvelliste, elle se prête à un découpage facile à mettre au jour et fonctionne à peu près comme un scénario de film avant l’heure. C’est sans doute cette particularité — netteté des enchaî­nements entre les « mouvements » du récit, nombre réduit de « personnages », etc. — qui a permis à plusieurs cinéastes d’adapter les nouvelles de cet auteur, et plus précisément (vue la brièveté de bon nombre d’entre elles) de les porter à l’écran pour la télévision plus encore que sur grand écran : ainsi, depuis 1970, Claude Santelli a-t-il adapté quatorze contes et nouvelles de l’auteur normand. La structure en est le plus souvent très claire, comme nous allons le montrer pour la nouvelle qui nous intéresse ici, les personnages peu nombreux et toujours rapidement typés, les références au lieu et à l’époque abondent, les faits rela­tés s’enchaînent avec rapidité et cohérence, et les dialogues souvent nombreux — donnent vie à l’histoire en lui conférant le ton du « vécu » et du quotidien, tandis que leur simplicité les rend limpides. Précision et concision, donc ; mais aussi rigueur de la structure, laquelle, nous allons le démontrer, ne laisse rien au hasard.

Le tableau de la page suivante propose un découpage de la nouvelle en « scénettes » ou parties dont l’unité se trouve chaque fois être le lieu où elles se déroulent ; nous proposons un titre possible pour chacune, avec précision de l’endroit où elle se tient. On se référera désormais à ces « parties » pour plus de faci­lité, en les nommant par numéro d’ordre : la 3, la 7, etc.

La structure de la nouvelle

Remarques générales

Le découpage proposé ici est certes contestable, et l’on pour­rait aisément le modifier, réduire ou ajouter des « parties », mais il serait toutefois difficile d’en proposer une infinité d’autres, car la nouvelle fonctionne par séquences nettement délimitées.

Tout comme dans un film, ce sont souvent les changements de lieux et les mouvements de personnages d’un lieu à un autre — au cinéma, on parlerait de « plans » et d’« enchaînements » — qui permettent de repérer les divers « mouvements » du texte, de préciser le découpage exact du récit. Ainsi, en suivant l’ordre chronologique des faits, on obtient un recensement exhaustif des lieux parcourus ou vus par les personnages, donc, avec eux, par le lecteur attentif, comme le montre le tableau, page suivante, selon le découpage préalablement établi.

Traitement de la durée

Une fois ce découpage accepté, observons maintenant la longueur de chacune des parties successives qui constituent autant de « scénettes » qui s’enchaînent.

- Un premier constat concerne l’inégalité de leurs longueurs respectives :

 la plus longue (la 8) occupe 99 lignes, elles-mêmes très denses, peu aérées par des phrases courtes ou par des éléments de dialogue. Il s’agit très précisément de l’épisode de la séduc­tion dans l’île, presque central de par sa position dans la nouvelle. C’est le lieu et le temps de l’union ;

 la plus courte (la 9) occupe 9 lignes : on se sépare.

On ne peut empêcher de noter qu’il y a hiatus entre la durée réelle de l’union (en réalité, un temps bref dans la vie d’Henriette et d’Henri) et celle de la narration (une forme d’éter­nité dans l’économie globale de la nouvelle). Par opposition, la brièveté de la première séparation (partie 9), que l’on peut croire alors définitive, reste en adéquation avec la rapidité de la séduc­tion opérée dans l’île : vite on s’étreint, vite on se sépare...

 Deux autres parties doivent retenir notre attention quant à leur longueur, car elles occupent un espace non négligeable dans cet ensemble : il s’agit de la première qui relate le voyage de Paris à Bezons, et de la cinquième, dite du « Déjeuner sur l’Herbe », pour évoquer un célèbre tableau... Toutes deux s’étirent, respectivement, sur 56 et 80 lignes. Il existe forcément une explication à cela : sans doute faut-il y voir une sorte de justi­fication du titre de la nouvelle, en risquant un jeu de mots :

« partis à la campagne » (partie 1), la famille Dufour s’offre une « partie de campagne » en déjeunant sur l’herbe, péchant et canotant (parties 5 et 6). C’est une tout autre « partie » qui se jouera dans le « cabinet secret » de verdure pour les tourte­reaux...

D’où l’importance, dans la première partie, des détails topo­graphiques donnés par l’auteur, leur abondance et leur préci­sion, parce que 1’ « on avait projeté depuis cinq mois d’aller déjeuner aux environs de Paris » et qu’on ne le fait, dans cette famille qu’« une ou deux fois par an ».

Lieux précis, moyen de locomotion emprunté, humeur des personnages, atmosphère, impressions ressenties face aux paysages traversés : le texte suit le pas de la carriole du laitier, et les deux premières pages, copieuses, traduisent bien par la longueur des phrases la lenteur du parcours, par la richesse des détails le bonheur de la rencontre des nouveautés champêtres, pour ces Parisiens en goguette. Elles répondent par ailleurs parfaitement aux exigences de l’introduction, situant dans le temps l’anecdote (« le jour de la fête de Mme Dufour, qui s’appe­lait Pétronille »), présentant progressivement les personnages (dans un ordre qui n’est peut-être pas fortuit : la mère, le père, la grand-mère, la fille, le garçon « à la tignasse blonde »), donnant au lecteur l’impression d’être dans la carriole du laitier, en ressentant le même soulagement lorsque, après avoir traversé « une campagne interminablement nue, sale et puante », l’arrivée à Bezons, une fois passée la Seine, « avait été un ravissement ».

La rivière, une fois encore, est offerte autant au lecteur qu’aux Dufour, pour qui elle apparaît comme la récompense suprême, même si le « prix à payer » (pour le lecteur, la longue description des deux premières pages) a été ce long chemine­ment dans la poussière et les mauvaises odeurs, de Paris à Bezons:

« La rivière éclatait de lumière (...) et l’on éprouvait une quiétude douce, un rafraîchissement bienfaisant à respirer enfin un air plus pur qui n’avait point balayé la fumée noire des usines ou les miasmes des dépotoirs. »

La rivière joue donc le rôle de frontière naturelle, elle qui, une fois franchie (à deux reprises) libère de la ville et permet d’accéder pour un temps au bonheur champêtre, le « pont des désirs » ayant été franchi...

un groupe : famille Dufour (1/2/3/4/5),

deux groupes : famille et canotiers (4/5/8/9)

deux couples : Henri /Henriette-Mme Dufour/l’autre canotier (6)

 un couple : Henri/ Henriette (7)

un couple : Henri/Mme Dufour (10)

 un couple + un homme : Henriette et son mari/Henri (11)

 Encore une fois, dans ce comptage, la dernière partie nous intéresse : c’est le seul moment de la nouvelle où le chiffre 3 apparaisse, incompatible avec cette arithmétique interne à la nouvelle, tout chargé qu’il est de signification.

Paradoxalement, le personnage le plus falot, celui du commis « à la tignasse blonde », se montre souvent présent (1/2/3/ 4/5/9/11) alors qu’il n’est ni nommé ni décrit précisément et qu’il s’exprime bien peu. Mais la présence du futur mari, puis du mari légitime d’Henriette, pèse comme un destin, et ce sera sur ses paroles que s’achèvera la nouvelle :

« Allons, ma bonne, reprit en bâillant son mari, je crois qu’il est temps de nous en aller. »

Avec lui, ce n’est pas seulement le couple qui prend congé de l’amant, mais le lecteur qui vient d’assister à un drame de la vie quotidienne et qui ne pourra pas plus que les amants changer quoi que ce soit à cette fatalité.

3. Les personnages : peinture des petits- bourgeois

La nouvelle est un genre littéraire généralement bref, qui exige à la fois une unité de lieu (on n’y conçoit les déplacements que rares et dans un espace géographique réduit), d’action — peu d’événements, ou alors s’enchaînant rapidement, avec souvent un épisode dominant — de temps, enfin, la durée de l’action relatée s’étendant rarement sur un grand nombre de jours, voire d’années ; c’est donc un art de la concision, et, partant, de l’ellipse, et bon nombre des nouvelles de Maupassant sont ainsi ramassées en peu de pages, suivant les règles d’unités que nous venons d’énoncer. Il y a bien sûr des exceptions, mais Une partie de campagne se trouve être l’un des plus brefs récits de l’auteur.

Ce désir de faire court amène obligatoirement l’écrivain à limiter les notations concernant les personnages, si bien que l’on peut parler ici de psychologie sommaire, chaque personnage étant portraituré à grands traits, certains mêmes placés à la limite de la caricature, du type, ce dont Renoir se souviendra dans son adaptation.

L’écriture de Maupassant, c’est une évidence, est très visuelle (ce qui explique sans doute son succès au cinéma), assez peu analytique, d’autant que son souci de faire vrai (il réfutait le terme de « réalisme ») l’obligeait à la simplicité et à une sorte de constat quasi neutre des situations dans lesquelles il plaçait ses personnages. Pour opérer un rapprochement avec les techniques picturales contemporaines de sa nouvelle, on peut davantage parler de « pointillisme » que d’impressionnisme, ici, car il nous propose, en douze pages, une série de portraits incisifs, campés d’un trait de crayon vif, et, pour filer la métaphore « hauts en couleurs », et sans ménagement pour la plupart.

Nous avons vu ci-avant que les personnages forment tantôt des groupes — famille Dufour, canotiers — tantôt des couples issus de la réunion de membres de ces groupes deux à deux. On remarquera que le père Poulain et sa servante, s’ils forment un couple en apparaissant chez Renoir dans un même plan, ne sont jamais présents ensemble chez Maupassant : seule la servante vient s’adjoindre au clan Dufour au moment du repas sur l’herbe (partie 4). Le père Poulain, dans la nouvelle, n’apparaît même pas. Il est intéressant de constater que Renoir s’est comme « inventé » ce personnage, pour figurer aussi en tant qu’acteur dans son film...

- La famille Dufour

Elle apparaît, si l’on peut dire, « complète », nous présentant trois générations (la grand-mère, les parents, la fille) et nous en annonçant une quatrième par la présence en son sein du futur gendre qui assurera — on peut l’imaginer — la descendance. Plus intéressant peut-être, pour le moment, que la présence de détails précis concernant chacun de ses membres (physiologie, habillement, attitudes, etc.) sur lesquels nous reviendrons, nous paraît être la réunion de tous ces personnages dans un même clan, représentant une même classe sociale : la petite bourgeoisie commerçante parisienne de la fin du xuc siècle. On sait que Maupassant, lorsqu’il était chroniqueur au journal Le Gaulois, n’avait pas de mots assez durs pour fustiger cette catégorie, « le Parisien », avide de dépaysement peu onéreux, grand amateur de campagne mais à condition que ce ne soit qu’à quelques lieues de Paris, et il se moquera avec violence du « propriétaire suburbain, de cet être particulier en qui la posses ­ sion d’un carré de sable improductif et d’une sorte de cabane à lapins en plâtre, le long d’une ligne de chemin de fer, fait percer ries boutons de ridicule et s’épanouir des fleurs de niaiserie... » (Le Gaulois du 29 avril 1891).

On pense alors à Mme Dufour s’exclamant, lorsqu’elle arrive à l’Auberge Poulin : «... et puis il y a de la vue », à M. Dufour face aux yoles : « Oh ! ça oui, c’est chouette !» et à l’insistance du groupe pour déjeuner sur l’herbe malgré l’inconfort :

« ... et pour que ce fût plus champêtre, la famille s’installa sur l’herbe sans table ni sièges. »

L’insignifiance de ce qui engendre l’admiration de ce groupe est nettement soulignée par l’auteur, ce qu’accentue encore la niaiserie des dialogues avec les canotiers (parties 4 et 5) :

«... Venez-vous souvent à la campagne ?

 Oh ! une fois ou deux par an seulement, pour prendre l’air ; et vous monsieur ?

 J’y viens tous les soirs.

 Ah ! ça doit être bien agréable ?

 Oui, certainement, madame. »

La guimbarde du laitier prêtée à la famille pour cette expédi­tion exceptionnelle symbolise assez bien cette médiocrité, comme le montre la description détaillée de cette « carriole à deux roues » qui ouvre pratiquement la nouvelle : son passage sur les Champs- Elysées, avec le recul du temps, fait sourire aujourd’hui ; nul doute qu’elle amusait Maupassant dont on décèle, dès cette ouverture, le mépris sympathique.

Mais sa férocité se déchaîne lorsqu’il s’agit de brosser le portrait de Madame Dufour, qui n’est guère épargnée tout au long de la nouvelle : « C’était une femme de trente-six ans environ, forte en chair, épanouie et réjouissante à voir. Elle respirait avec peine, étran­glée violemment par l’étreinte de son corset trop serré ; et la pression de cette machine rejetait jusque dans son double menton la masse fluctuante de sa poitrine abondante. »

Enfin, détail sordide, elle laisse voir, en descendant de voiture, « le bas d’une jambe dont la finesse primitive disparaissait à pré­sent sous un envahissement de graisse tombant des cuisses. » (partie 2)

Quant à Monsieur Dufour, il nous est surtout présenté sous l’angle de ses vices, de ses défauts, de ses mauvaises manières, plus qu’il n’est campé physiquement : la campagne l’« émous- tille » ; il fait des jeux de mots graveleux, s’« échauffait en péro­rant », présente tous les défauts du goinfre et du malappris :

« M. Dufour, que secouait un hoquet violent, avait déboutonné son gilet et le haut de son pantalon ...» (partie 6)

Le summum de la vulgarité est atteint lorsqu’avec son commis il entreprend de faire de la gymnastique : la vision que nous offre Maupassant de ce couple de pochards achève de ridi­culiser ces représentants de la quincaillerie parisienne, surpris férocement en plein relâchement dominical :

« Lourds, flasques, et la figure écarlate, ils se pendaient gauche­ment aux anneaux sans parvenir à s’élever ; et leurs chemises menaçaient continuellement d’évacuer leurs pantalons pour battre au vent comme des étendards. » (partie 6)

Face à ce double portrait « au vitriol » des époux Dufour, leur fille Henriette bénéficie d’une sorte de traitement de faveur de fa part de Maupassant ; en effet, ce dernier lui confère tous les attri­buts de la belle femme selon ses critères personnels, et sa beauté serait à rapprocher de celle de bien des héroïnes de romans (dont Bel Ami) ou de nouvelles (La Maison Tellier, Boule de Suif, etc.) :

« C’était une belle fille de dix-huit à vingt ans ; une de ces femmes dont la rencontre dans la rue vous fouette d’un désir subit, et vous laisse jusqu’à la nuit une inquiétude vague et un soulèvement des sens. » (partie 2)

Jeunesse, beauté, sensualité : elle accumule les qualités physiques et mérite tous les superlatifs :

« Elle avait la peau très brune, les yeux très grands, les cheveux très noirs. »

Quant aux détails de son anatomie décrits par l’auteur, ils sont éloquents, la poitrine et les reins retenant pour l’essentiel le regard du « peintre » :

« plénitudes fermes de sa chair... efforts des reins... sa poitrine se dressait. »

Plus que d’un portrait, il s’agit là de promesses prophétiques pour des plaisirs charnels, en attente dès le tout début de la nouvelle, aussi bien pour Henriette et sa mère que pour les cano­tiers. Renoir se souviendra — à sa façon — de cette « mise en appétit » des deux hommes, dès la scène des balançoires, où Maupassant nous dit qu’Henriette jetait

« à la figure des deux hommes qui la regardaient en riant l’air de ses jupes, plus capiteux que les vapeurs du vin. » (partie 3)

Il y a peu à dire du personnage de la grand-mère, plutôt gâteuse, ou du commis dont le portrait n’est même pas esquissé et qui semble jouer le rôle du fantoche, placé qu’il est dans l’ombre du père Dufour dont il ne fait que singer l’indélicatesse et la goujaterie : ils forment à eux deux un couple supplémen­taire, que lient à la fois l’insignifiance et la veulerie :

« ... et le jeune homme aux cheveux jaunes mangeait silencieuse­ment comme un ogre. » (partie 5)

- Les canotiers

Nous avons déjà fait remarquer combien nombreux sont les personnages de canotiers dans les récits de Maupassant, et comment l’on peut voir en eux une sorte d’idéal viril proche de l’auteur lui-même, lorsque, jeune encore et en relative bonne santé, il canotait sur la Seine pour se délasser de son travail d’écrivain.

Leur puissance physique, surtout, retient son attention :

« Ils avaient la face noircie par le soleil et la poitrine couverte seulement d’un mince maillot de coton blanc qui laissait passer leurs bras nus, robustes comme ceux des forgerons. C’étaient deux solides gaillards, posant beaucoup pour la vigueur, mais qui montraient en tous leurs mouvements cette grâce élastique des membres qu’on acquiert par l’exercice... » (partie 6)

On voit ici s’exprimer une fascination de type érotique qui troublera Henriette durant le déjeuner sur l’herbe ; il faudra se souvenir de la puissance de ces bras lorsqu’ils l’enserreront dans le « cabinet particulier » d’Henri (partie 8). Nous sommes là dans le témoignage biographique non dissimulé : ces jeunes gens parlent peu, mais jouent de leurs biceps pour séduire les naïves jeunes filles de la ville, qu’ils appâtent ainsi pour les « mener en bateau », comme a su le faire bien des fois Maupassant...

En résumé : peu de psychologie réelle, mais plutôt une mise en présence, par une chaude journée d’été, de quelques indivi­dus travaillés par des désirs charnels évidents (et annoncés dès la partie 1 du récit), la scène d’amour dans l’île venant marquer d’apothéose cette sensualité à fleur de peau que la totalité de la nouvelle ne cherche même pas à dissimuler.



4. Tonalité de la nouvelle : la scène de séduction - place et signification

L’étude, même rapide, des personnages permet de mesurer la distance critique ainsi que la volonté de caricaturiste de Maupassant, de même que la prise de conscience de la banalité des échanges dialogués laisse à penser qu’il s’agit là d’un récit plutôt neutre, d’un témoignage de type « réaliste » — Maupassant l’eut-il renié — qui fait peu de place à la poésie ou au lyrisme. Toutefois, la scène de séduction dans l’île (partie 8) doit attirer notre attention :

Elle baigne tout entière dans un symbolisme évident, à tonalité exclusivement sexuelle : voyez la présence (toujours érotique, quand elle n’est pas macabre chez Maupassant) de Veau, puis celle de l’oiseau, ce rossignol présenté comme « l’invisible témoin des rendez-vous d’amour », dont le chant est « une musique du ciel accordée aux baisers des hommes »... Une phrase paraît à elle seule résumer toute la nouvelle : le rossignol se trouve être « cet éternel inspirateur de toutes les romances langoureuses qui ouvrent un idéal bleu aux pauvres petits cœurs des fillettes atten­dries ! »

La scène d’amour sera donc entièrement ponctuée, doublée même, par les modulations de l’oiseau magique, avec un réalisme dans la suggestion qui se passe de commentaires :

« Une ivresse envahissait l’oiseau... sa voix s’accélérant peu à peu comme un incendie qui s’allume ou une passion qui grandit... le délire de son gosier... des pâmoisons prolongées... de grands spasmes mélodieux... »

La phrase qui conclut cette scène enlève tout doute au lecteur qui voudrait croire en une résistance héroïque de la jeune fille vierge, face au beau canotier. Son gémissement n’est-il pas présenté comme « l’adieu d’une âme » ? Et ne s’achève-t-il pas « dans un sanglot » ?

La tonalité de ce passage, aboutissement logique d’une attente érotique différée mais annoncée dès les premières lignes de la nouvelle, donne au récit une assise charnelle qui exclut remords ou réflexion « métaphysique » : lorsqu’ils se revoient, un an plus tard, malgré l’émotion, les deux amants d’un jour se mettent à causer « naturellement, de même que si rien ne se fût passé entre eux ».

Redisons-le : la banalité de la dernière phrase du texte, que prononce le mari en bâillant, fait retomber le récit dans un quoti­dien qui n’a rien de dramatique ni de sublime, les amants pouvant — il est du moins permis au lecteur de l’imaginer — se revoir dans le futur. Maupassant n’analyse rien, ne tire aucune conclusion, ne fait que mener au bout un épisode sensuel créé par lui. Ce ne sera pas le cas de Renoir, comme l’analyse de son adaptation devrait pouvoir le montrer à présent.

Marie Claude Demay

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