Texte commenté : La Curée de Zola (Chapitre V)

Selon l’heureuse expression d’Eugène Rougon, Paris se mettait à table et révait gaudriole au dessert. La politique épouvantait, comme une drogue dangereuse. Les esprits lassés se tournaient vers les affaires et les plaisirs. Ceux qui possédaient déterraient leur argent, et ceux qui ne possédaient pas cherchaient dans les coins les trésors oubliés. Il y avait, au fond de la cohue, un frémissement sourd, un bruit naissant de pièces de cent sous, des rires clairs de femmes, des tintements encore affaiblis de vaisselle et de baisers. Dans le grand silence de l’ordre, dans la paix aplatie du nouveau règne, montaient toutes sortes de rumeurs aimables, de promesses dorées et voluptueuses. Il semblait qu’on passât devant une de ces petites maisons dont les rideaux soigneusement tirés ne laissent voir que des ombres de femmes, et où l’on entend l’or sonner sur le marbre des cheminées. L’Empire allait faire de Paris le mauvais lieu de l’Europe. Il fallait à cette poignée d’aventuriers qui venaient de voler un trône un règne d’aventures, d’affaires véreuses, de consciences vendues, de femmes achetées, de soûlerie furieuse et universelle. Et, dans la ville où le sang de décembre était à peine lavé, grandissait, timide encore, cette folie de jouissance qui devait jeter la patrie au cabanon des nations pourries et déshonorées.

 

Plan du commentaire:

La Curée est le roman de la fête impériale. Zola brosse ici le tableau de cette « époque de folie et de honte » que fut pour lui le Second Empire.

I - LE MOMENT HISTORIQUE DE LA CURÉE

L’usurpation

Après avoir assassiné la République lors du coup d’ État de 1851, les vainqueurs voulaient jouir de leur victoire. Le thème de l’usurpation, de la République confisquée, se décline dans les images du vol et de la bande : « Il fallait à cette poignée d’aventuriers qui venaient de voler un trône un règne d’aventures ». On lit dans ce quasi oxymore, où les « aventures » contrastent avec l’idée de légitimité dynastique, toutes les contradictions de l’époque.

Car les républicains n’étaient pas les seuls à avoir été dupés par Badinguet : les royalistes pensaient se servir de lui pour reprendre le pouvoir qui leur avait échappé en 1848, mais, divisés entre légitimistes et orléanistes, ils s’étaient fait « souffler la mise » par leur homme de paille, comme des joueurs au fond d’un tripot.

La France bâillonnée

C’est pourquoi désormais « la politique épouvantait comme une drogue dangereuse » : tous les calculs, toutes les stratégies partisanes avaient été d6pnié pr Louis Napoléon et la répression avait montré qu’il était le maître.

Car il avait baptisé son régime dans le sang, obtenant un effet psychologique décisif, la soumission à son autorité: «Dans la ville où le sang de décembre était à peine lavé », on découvrait avec stupeur «  le grand silence de l’ordre », une presse muselée, une France bâillonnée, docile « dans la paix aplatie du nouveau règne.

Un peuple de chiens couchants

L’expression, très proche de l'hypallage (l’adjectif, utilisé de manière originale, ne concerne pas «la paix » mais ceux qui se soumettent au régime), évoque l’image du chien couchant, « aplati» devant son maître, et dit le mépris du républicain pour un pays qui a ratifié le coup d’État et plébiscité l’Empire à une immense majorité.

Zola articule avec beaucoup d’habileté le mélange de peur et d’attente servile de la récompense qui lie le chien à son maître : du « silence» et de « l’aplatissement» à la « montée» des «rumeurs aimables » et des «promesses dorées et voluptueuses », la courbe s’inverse, « les affaires et les plaisirs » seront le prix de l’obéissance.

II - LA CURÉE  OU L’ORGIE IMPÉRIALE

Les métaphores de la table renvoient à La curée 

Le thème de la curée court de manière implicite sous les métaphores de « la cohue » qui se rue au festin : derrière « les tintements [...] de vaisselle », «de soûlerie furieuse et universelle », rôde l’image de la meute jetée sur sa proie. «Paris se [met] à table », dans une frénésie de jouissances qui rappelle les fêtes de Compiègne et le luxe tapageur du Second Empire.

La note de l’or et de la chair

Le «bruit naissant des pièces de cent sous » rend concrète la course au profit. Mais l’image de la meute n’est pas loin : tels des chiens creusant frénétiquement la terre pour trouver un os enfoui, les spéculateurs déterrent leur magot pour creuser Paris de tranchées, l’emplir de déblais, rasant maisons et collines, transformant la capitale en un vaste chantier de terrassement où l’on ramasse l’or à la pelle.

Dans ce règne «d’affaires véreuses » liées à l’haussmannisation, tout s’achète, les «consciences vendues », les «femmes achetées ». Les « aventures » prennent ainsi une tournure galante et la verve du pamphlétaire transforme l’Empire en une vaste maison de prostitution où résonnent des « rires clairs de femmes » et « où l’on entend l’or sonner sur le marbre des cheminées ».

« Les Parisiens de la décadence »

« L’heureuse expression d’Eugène Rougon », l’image de Paris qui « se met à table et rêve de gaudriole au dessert» résume le sens du texte: la fête impériale est une gigantesque orgie qui fait de Paris, où toutes les nations viennent s’encanailler dans l’étourdissement des expositions universelles, le «mauvais lieu de l’Europe»

Ces images de la volupté, conjuguées à celles de l’or et de la table, achèvent d’assimiler le règne de Napoléon III à la Rome de la décadence et annoncent la chute du règne dans «cette folie de jouissance qui devait jeter la patrie au cabanon des nations pourries et déshonorées ».

Conclusion du commentaire :

Véritable pamphlet contre l’Empire, ce texte, où dominent les notes de l’or et de la chair, articule le thème de la curée à celui de l’orgie impériale et prédit à Napoléon III le sort de la Rome antique sombrant dans les voluptés de la décadence.