BOULE DE SUIF. Nouvelle de Guy de Maupassant (1850-1893), publiée dans le recueil collectif les Soirées de Médan à Paris chez Charpentier en 1880.

Maupassant comptait plutôt sur le théâtre ou sur la poésie pour s’imposer: aussi sa participation aux Soirées de Médan tient-elle plus de l’opportunité et de l’opportunisme que d’une adhésion à la doctrine naturaliste, récemment définie par les articles de Zola qui, réunis, constitueront les chapitres du Roman expérimental.

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1. Résumé de Boule de suif

Abandonnée par les «lambeaux d’une armée en déroute», la ville de Rouen est envahie par les Prussiens qui trouvent chez les «bourgeois bedonnants, émasculés par le commerce», un accueil plutôt complaisant, à quelques actes de résistance près. Dans la cité occupée, «le besoin du négoce travailla de nouveau le cœur des commerçants du pays»: ils sont dix à s’embarquer pour Dieppe à bord d’une diligence. La société tout entière se trouve résumée là, comme dans une arche de Noé, par couples: des commerçants, des grands bourgeois, des nobles. Plus deux religieuses, enfin deux marginaux: «Cornudet le démoc» (le républicain) et Boule de suif, une prostituée aux formes arrondies. Les femmes honnêtes l’insultent d’abord, mais comme elle seule a prévu des provisions pour le voyage qui s’éternise, tous finissent par accepter ses offres et, malgré des scrupules de vertu outragée, vident son panier.

On arrive enfin à l’hôtel de Tostes, occupé par des soldats allemands. Leur officier fait demander Élisabeth Rousset, alias Boule de suif, qui revient exaspérée, on ne sait trop pour quel motif. Le lendemain matin, ordre est donné de ne pas atteler. Affolés à l’idée d’être retenus en otages, les hôtes pressent Boule de suif de leur révéler «le mystère de sa visite» à l’officier. «Ce qu’il veut, ce qu’il veut? Il veut coucher avec moi!» On s’indigne, on fait chorus autour de Boule de suif, puis on réfléchit, on s’impatiente, on tente de convaincre la prostituée de se sacrifier pour ses compagnons. «Puisque c’est son métier à cette fille, pourquoi refuserait-elle celui-là plus qu’un autre?»

Elle finit par céder, à la satisfaction bruyante des otages, excepté Cornudet qui crie à l’infamie. Mais son indignation est suspecte: Boule de suif lui a refusé sa porte à l’hôtel. On repart au sixième jour; tous les voyageurs se détournent désormais de celle qui les a libérés, évitent son «contact impur». Ils se restaurent devant Boule de suif qui, cette fois, n’a rien emporté. «Elle se sentait noyée dans le mépris de ces gredins honnêtes qui l’avaient sacrifiée d’abord, rejetée ensuite, comme une chose malpropre et inutile.» Ses larmes se mêlent aux paroles de la Marseillaise, que le démoc Cornudet sifflote pour narguer la compagnie.

 2. Analyse de la nouvelle 

Boule de suif valut à son auteur, d’après Léon Hennique, «une chaude ovation» des amis de Zola, la deuxième place dans le recueil collectif, juste après le maître, et ce jugement définitif de Flaubert: «Le conte de mon disciple [...] est un chef-d’œuvre; je maintiens le mot, un chef-d’œuvre de composition, de comique et d’observation» (lettre à sa nièce, 1er février 1880). Le cadre de la nouvelle, commun à celui des Soirées, est la guerre de 1870-1871, que Maupassant a connue de près, à Rouen et ailleurs, et qui constituera le thème de nombreuses nouvelles à venir. Il place l’action dans des lieux qui lui sont familiers, et campe des personnages où la critique s’est plu à reconnaître des modèles réels (Maupassant lui-même y invite, dans un article du Gaulois [17 avril 1880], quand il déclare que «nous ne pouvons rien imaginer en dehors de ce qui tombe sous nos sens»): le grand bourgeois Carré-Lamadon serait Pouyer-Quertier, maire de Rouen; Cornudet, Charles Cord’homme, oncle de Guy (modèle attesté par une dédicace de Maupassant lui-même) et Boule de suif une certaine Adrienne Legay, d’après une tradition qui remonte aux Souvenirs sur Maupassant d’Albert Lumbroso (1905). L’anecdote enfin a pu être fournie par un article du Journal du Havre du 5 janvier 1871.

Ces apports extérieurs s’ajoutent à la matière littéraire élaborée par Maupassant. Boule de suif se place dans la lignée des romans de prostituées qui paraissent à l’époque, Marthe de Huysmans (1876), Nana de Zola (1879-1880) et la Fille Élisa d’Edmond de Goncourt (1877) où se trouvent le nom de Cornudet (chap. 43) et une description d’Élisa qui a pu mener au choix du surnom: «Elle commençait à prendre un peu de cette graisse blanche, obtenue ainsi que dans l’engraissement ténébreux des volailles» (chap. 22). La géographie normande, certes parcourue dans sa réalité, prend un relief proprement littéraire si l’on remarque que Croisset est nommé dans la nouvelle, et qu’à Tostes se passe la première partie de Madame Bovary. Renvoient à Flaubert, aussi, la tension du style et l’impeccable facture du récit qui «fait la pyramide», avec la longue résistance de Boule de suif, sa défaite, puis le mépris où elle est tenue. Cette structure en trois temps est mise en évidence par la symétrie inversée entre les deux repas dans la diligence: Boule de suif pourvoyeuse de nourriture, puis rejetée sans pitié du pique-nique triomphal.

Resserré dans le temps (l’action se passe en six jours) et dans la clôture de deux espaces (la diligence et l’hôtel, isolés au milieu de la neige), le drame qui se joue dans cette micro-société réunie par le hasard démasque la fameuse pudeur des femmes honnêtes (l’officier prussien plaît beaucoup à la comtesse), l’hypocrisie de la religion et la souplesse des bourgeois prêts à collaborer avec l’ennemi dès lors que leur intérêt commande. On comprend que Maupassant écrive à Flaubert: «Je serai désormais obligé d’avoir des pistolets dans mes poches pour traverser Rouen» (lettre du 2 décembre 1879).



À ces «gredins honnêtes», Maupassant oppose une catin patriote, une «prostituée pleine de dignité» qui déteste instinctivement l’ennemi. C’est une sorte de Jeanne d’Arc qui serait rien moins que pucelle: renversement des valeurs qui fait prendre en charge le sentiment national par une réprouvée de la morale, seul personnage viril. On retrouvera cette figure de prostituée patriote dans Mademoiselle Fifi, et dans le Lit 29 (1884): Irma a tué plus de Prussiens en leur donnant sciemment la syphilis que tout le régiment de son amant officier... Pour Flaubert, Maupassant explique le projet des six auteurs des Soirées de Médan, qu’ils avaient d’abord pensé intituler «l’Invasion comique»: «Nous n’avons eu, en faisant ce livre, aucune intention antipatriotique, ni aucune intention quelconque; nous avons voulu seulement tâcher de donner à nos récits une note juste sur la guerre, de les dépouiller du chauvinisme à la Déroulède, de l’enthousiasme faux jugé jusqu’ici nécessaire dans toute narration où se trouvent une culotte rouge et un fusil» (lettre du 5 janvier 1880). Certes, la nouvelle de Maupassant ne peut être dite «antipatriotique», même si elle incarne la défense du territoire (du corps) dans un personnage socialement rejeté; elle comporte en revanche une nette dénonciation de la guerre, formulée par les gens simples (la femme de l’aubergiste, le bedeau), ou prise en charge directement par le narrateur, dans le long Prologue: «L’armée glorieuse massacrant ceux qui se défendent [...] déconcerte [...] toute croyance à la justice éternelle, toute la confiance qu’on nous enseigne en la protection du ciel et la raison de l’homme.» La «juste note sur la guerre» consonne ici avec le pessimisme fondamental de Maupassant.

                                        Y. LECLERC , Dictionnaire des oeuvres littéraires de langue française. © Bordas, Paris 1994

 

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