POUSSIÈRE SUR LA VILLE. Roman d’André Langevin (Canada/Québec,1927-2009), publié à Montréal au Cercle du Livre de France en 1953. Des trois romans qui constituent la trilogie d’André Langevin (avec Évadé de la nuit et le Temps des hommes), Poussière sur la ville est le plus dramatique, le plus sobre, le plus élaboré. Avec Alain Dubois, un nouveau type de héros littéraire apparaît au Québec: intellectuel, urbain, bourgeois et tourné vers l’introspection, il vit une recherche de normes et de valeurs nouvelles dans un monde où les modèles anciens ont disparu.
- Résumé de Poussière sur la ville :
- Installé depuis son récent mariage avec Madeleine dans la petite ville minière de Macklin, le docteur Alain Dubois apprend que sa femme fréquente le restaurant du Syrien Kouri situé au rez-de-chaussée de leur maison. Ces visites quotidiennes dans un lieu réservé aux hommes font jaser, et inquiètent Alain. Il commence à questionner Thérèse, domestique et compagne de Madeleine, et à espionner sa femme — d’autant qu’il apprend par Jim, chauffeur de taxi, l’existence d’un certain Richard Hétu, séducteur patenté qui fréquente lui aussi le restaurant de Kouri.
- Un jour Alain entrevoit Madeleine assise dans une voiture aux côtés d’un homme. Il la force violemment à avouer et s’enivre. C’est dans un état d’ébriété avancé qu’il doit assister une patiente qui accouche d’un enfant mort-né. On lui reproche ses écarts et sa faiblesse. Il sent que la ville peu à peu prend le parti de Madeleine, qu’il revoit au bras de «l’autre».
- Lorsque sa femme lui fait l’aveu de sa détresse, il reste incapable de rapprocher leurs vies devenues parallèles. Madeleine vit maintenant sa liaison au grand jour et reçoit Hétu chez elle. Alain adopte une attitude passive. Personne ne comprend son indifférence. Un soir où elle devait partir en voyage, Madeleine tire sur son amant avant de se donner la mort. Alain, qui apprend le drame par Jim, est anéanti et comprend moins que jamais ce qui lui arrive. Il s’absente de Macklin trois mois. Considéré comme un lâche, il est indésirable dans la ville et on lui conseille de ne pas y revenir. Il décide pourtant de rester, seul contre tous, et déterminé à se faire aimer par son dévouement envers les habitants.
- Analyse du roman d'André Langevin
La technique narrative de Poussière sur la ville est inspirée de celle de l’Étranger de Camus. Narrateur et personnage central du roman, Alain Dubois ne s’adresse à personne, ne parle ni n’écrit à qui que ce soit. La première personne apparaît comme un simple artifice grâce auquel l’auteur fait connaître le point de vue du personnage principal, et ce point de vue là uniquement, pour faire éclater le carcan du réalisme traditionnel. Le roman s’élabore autour d’une série de cercles concentriques: l’enfermement est d’abord le fait de la ville, unique espace du drame, univers clos et étouffant au-dessus duquel flotte la poussière des mines. Le groupe humain de Macklin est constitué de gens du peuple qui reconnaissent en Madeleine Dubois une des leurs. L’alliance qui s’établit spontanément entre la population et la femme adultère donne à l’épreuve d’Alain Dubois une dimension collective: le personnage en paraît plus seul encore dans son incapacité à affronter la vie et d’abord Madeleine. Attirante par son extraordinaire avidité de vie, Madeleine séduit aussi en éveillant chez l’homme un instinct de domination. Sauvage, libre et fière, elle appelle les métaphores animales: «fierté de jeune fauve», «cheval sauvage en liberté», elle n’a d’intérêt que pour l’instant présent; cependant, vue à travers le regard d’Alain, elle semble animée par un rêve étrange et douloureux qui la conduit à la tragédie. Comme un somnambule, Dubois est plus témoin qu’acteur de sa vie. Si Madeleine lui échappe, lui-même se sent étranger à une existence qui ne lui appartient pas.
Devant le rejet public, le docteur Dubois rationalise son indifférence en invoquant sa connaissance de la fragilité humaine, tirée de son contact quotidien avec la maladie: «On ne peut avoir des droits sur un être qu’on ne peut empêcher de mourir.» Il reste l’allié de Madeleine contre l’absurde cruauté du destin. Mais, loin d’une généreuse pitié, cette compassion pour sa femme lui permet simplement de rester passivement spectateur de son exclusion. Quand, à la fin du roman, il déclare: «Je resterai. Je resterai contre toute la ville. Je les forcerai à m’aimer», il compte sur le temps, son projet n’a de sens que dans une durée bâtie sur une relation paradoxale avec ce qui a précédé — avec sa femme qui vient de se suicider. C’est par fidélité à Madeleine qu’Alain Dubois demeure à Macklin, mais cette fidélité masque une trahison puisque le projet d’attendre, de construire la durée entre en contradiction totale avec ce qui constitue le personnage de Madeleine: l’inscription dans le moment présent, le désir fou et la recherche d’instants fulgurants où le temps s’abolit. Alain Dubois, en transformant son échec individuel en désir de sauver la collectivité tout entière, poursuit ainsi un rêve valorisant et idéalise ce sentiment de pitié qui devient à ses yeux l’autre face d’un amour manqué.
La surabondance thématique du regard, notamment, a permis de parler d’une influence sartrienne, en réalité beaucoup moins importante que celle de Camus. Le fatalisme, étranger aux positions de Sartre, imprègne tous les romans d’André Langevin. Aucun volontarisme chez le personnage d’Alain Dubois, dérisoire marionnette vouée au malheur. La banalité quotidienne de l’existence qui écrase les personnages renvoie aux interrogations sur le sens de la condition humaine. L’histoire de Poussière sur la ville est imprégnée de la quête d’un bonheur qui n’a jamais existé pour Alain et Madeleine et démontre que Dieu est mort, ou n’est peut-être qu’un Dieu méchant avec lequel Alain Dubois entame un duel à la fin du roman: «Dieu et moi, nous ne sommes pas quittes encore. Et peut-être avons-nous les mêmes armes: l’amour et la pitié.»
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