« Misanthrope sublime » selon Voltaire, « effrayant génie » selon Chateaubriand, à la fois « sorte de héros de la dépréciation totale et amère [...] Hamlet français et janséniste » et « une des plus fortes intelligences qui ait jamais paru » selon Valéry, Pascal ne cesse d’être commenté dans les siècles qui lui succèdent. On ^ lui accorde presque toujours des qualités intellectuelles hors du commun tout en émettant des réserves, voire des impatiences, “ sur les thèses qu’il défend. De fait, la postérité des Pensées est paradoxale à plus d’un titre : d’une part, cette œuvre très inachevée - Pascal aurait-il pu d’ailleurs la terminer un jour étant donné le projet qu’il poursuit ? - est devenue l’un des classiques “ de la pensée occidentale ; d’autre part cet ouvrage qui obéit à des motivations profondément religieuses a pris une place de premier plan dans une culture dominée par le développement de l’athéisme. Comment expliquer ces paradoxes ?

L'homme Pascal (1623-1662)

Un scientifique brillant

Tôt orphelin de mère, Biaise Pascal est élevé par son père, commis­saire délégué du roi, féru de mathématiques. Le jeune Pascal ne fréquente pas l’école. Son père remarque vite les dispositions de son fils pour les mathématiques, en particulier lorsqu’il l’observe recons­tituer seul la 32e proposition d’Euclide en prouvant que la somme des angles d’un triangle équivaut à deux droits. À 11 ans il écrit un traité sur les sons ; à 16 ans un Essai sur les coniques ; à 19 ans il invente, pour son père d’abord, une des premières machines à calculer mécaniques qu’on appellera « la pascaline ». Ses travaux sur la pression atmosphérique font autorité. Il est un des inventeurs du calcul des probabilités... et il organise à Paris un service de « taxis » par location de fiacres, précurseur des « bus » urbains ! 

Un homme de foi

En 1646, Pascal découvre avec passion le jansénisme grâce à deux frères médecins venus soigner son père. Mais la mort de son père en 1651 et l’entrée en religion de sa sœur Jacqueline le laissent seul à Paris où il fréquente les mondains libertins, le chevalier de Méré en particulier, et où il retrouve ses recherches scientifiques. La quête du sens dans la vie de Pascal s’arrête dans la nuit du 23 novembre 1654 : Dieu se révèle à lui dans une extase mystique dont il conserve le souvenir, le « Mémorial », sur une page cousue dans la doublure de son manteau. Dès lors, la vie de Pascal est liée à Port-Royal qu’il défend contre ses détracteurs dans les 18 lettres publiées en 1656 et 1657 sous un pseudonyme, Les Provinciales. De 1654 à 1662, Pascal, pour l’essentiel, se met au service de la défense de la religion.

Le projet pascalien dans les Pensées

Pascal et les libertins

Pascal découvre les libertins durant sa période « mondaine » à Paris. Il est séduit par leur culture, leur grande intelligence, leur ouverture d’esprit. À partir de sa conversion, même s’il les respecte, il est convaincu qu’ils représentent un danger pour la religion, et il élabore le projet d’un ouvrage qui leur serait destiné en priorité, et qui serait intitulé Apologie de la religion chrétienne. Pascal sait qu’il est impossible d’établir des preuves définitives de la valeur du christianisme, mais il veut amener les libertins sur la voie de la conversion : ceux-ci sont très fiers de s’être débarrassés des chaînes de la religion, ce sont « des esprits forts » ; Pascal veut transformer cette fierté en inquiétude en leur montrant que la condition humaine privée de Dieu mène à une impasse. Tout lecteur des Pensées doit avoir à l’esprit que, même s’il s’adresse à un destinataire universel, Pascal pense surtout au libertin sûr des capacités de sa propre raison et de son intelligence.

Les problèmes de rédaction et d’édition

Pascal est de plus en plus malade à partir de 1658, il travaille à son œuvre de façon épisodique. Lorsqu’il meurt, il laisse des notes, certaines élaborées, d’autres squelettiques. Il faut d’abord les déchiffrer, puis les classer, pour les éditer. C’est en 1670 que Port-Royal publie la première édition des Pensées, mais il faut attendre le XXe siècle pour disposer de trois éditions de référence issues d’un travail universitaire qui tente d’éliminer tout esprit partisan, celle de Brunschvicg en 1905, de Lafuma en 1947, de Sellier en 1976.

L’art d’agréer

Pascal devance les recherches contemporaines sur la communi­cation. À la suite des rhéteurs grecs, il est persuadé que la façon d’exposer une thèse est aussi importante que la thèse elle-même lorsqu’on veut convaincre quelqu’un. Il défend trois principes.

  • Faire du destinataire un complice. Ce destinataire, a priori, ne partage pas les idées de l’auteur. Ce dernier doit tout mettre en œuvre pour ne pas le heurter et en faire un ennemi. Il faut au contraire le respecter en l’invitant à partager la réflexion proposée, d’où les multiples interpellations du lecteur qui caractérisent l’écriture de Pascal. Ceci relève d’une stratégie argumentative mûrement réfléchie qui consiste à amener le lecteur à élaborer lui-même la thèse défendue par l’auteur, selon la loi humaine : « On se persuade mieux, pour l’ordinaire, parles raisons qu’on a soi-même trouvées».
  • Demeurer naturel. Ce principe classique est mis également au service de la stratégie argumentative. Être naturel c’est d’une part éviter le pédantisme, l’étalage des connaissances, qui suscitent l’antipathie du destinataire qui ne peut accepter l’image d’ignorant que lui renvoie l’auteur ; c’est d’autre part éviter la langue précieuse, les effets stylistiques nombreux et impressionnants, qui discréditent le locuteur parce qu’ils donnent l’impression qu’il n’est pas sincère dans son outrance.
  • Travailler la forme. Autre principe classique, la pensée doit s’exprimer clairement. Mais cette clarté n’exclut pas l’art de la formule, concise, frappante, qui marque l’imaginaire et s’inscrit aisément dans la mémoire. De plus, c’est avec des mots qu’on argumente : le mot ne doit pas seulement être juste, il arrive d’ailleurs souvent que la périphrase soit davantage efficace que le mot propre, il doit aussi être placé là où il aura le plus d’impact, il faut donc « savoir placer la balle », selon une métaphore empruntée au jeu de paume. 

 

 

 

« Misère de l'homme sans Dieu »

L’opposition à Montaigne

Pascal a lu avec passion les Essais. Il ne cesse de se référer à Montaigne, voire de le réécrire. Toutefois, il s’oppose à lui sur un point essentiel : « Le sot projet qu’il a eu de se peindre », affirme-t-il, accusateur. En effet, Montaigne écrit surtout son œuvre pour lui, en vue de mieux se connaître pour parvenir à un art de vivre plus heureux. Il y a là selon Pascal beaucoup de narcissisme, voire d’égoïsme ; la connaissance de soi ne peut être un but pour Pascal, elle est un moyen, un point de départ, pour s’ouvrir à la vraie connaissance, la contemplation de Dieu.

L’homme dans l’univers

Être fini par son corps et son intelligence, l’homme est pris entre les deux infinis qui constituent la réalité de l’univers, l’infiniment grand et l’infiniment petit. Cette situation particulière condamne l’homme à l’ignorance, tant de ce qui constitue l’univers, que de sa place en son sein. La définition célèbre du cosmos « C’est une sphère infinie dont le centre est partout la circonférence nulle part » ruine par son ironie l’image de la sphère : en avance sur la science de son temps, Pascal affirme qu’il n’y a pas de centre dans un univers infini, et dans l’es­pace et dans le temps ; l’intelligence humaine est ainsi ramenée à sa juste mesure, « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie » ; la science ne rassure pas, comme le dit Épicure, elle crée une angoisse existentielle face à un réel insaisissable. En effet, l’homme ne peut se définir dans l’univers : « Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout » ; le jeu des antithèses et des chiasmes ironise sur la place centrale de l’homme, il n’existe en effet pas de milieu entre deux infinis et l’homme apparaît contingent, accidentel, « comme égaré dans ce canton détourné de la nature ».

Les puissances trompeuses

Pascal appelle ainsi les sources d’erreur qui sont inhérentes à la nature de l’homme, l’éloignant définitivement de la connaissance authentique. Elles sont quatre.

  • Les sens. Pascal ne s’arrête pas beaucoup sur les illusions qui ont pour origine les perceptions des sens ; elles sont dénoncées depuis longtemps et le lecteur en fait l’expérience régulièrement.
  • L’imagination. Ce mot désigne l’irrationalité qui préside à de nombreux comportements humains qui sont incapables de dépasser les apparences, le spectaculaire, pour appréhender la réalité telle qu’elle est. « Plaisante raison qu’un vent manie et à tout sens ! » : la raison n’a rien de triomphant comme le pensent les libertins, c’est une girouette sensible à « la grimace », aux apparences qui tronquent la vérité. L’imagination s’impose à la raison, elle est « cette maîtresse d’erreur et de fausseté, et d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours ». L’irrationalité est ambiva­lente, tantôt constructive tantôt trompeuse, comment lui accorder un réel crédit ?
  • La coutume. C’est elle qui tient lieu de vérité, en particulier en matière de morale individuelle et sociale. L’homme a « établi cette maxime, la plus générale de toutes celles qui sont parmi les hommes : que chacun suive les mœurs de son pays », les mœurs, c’est-à-dire les habitudes de vie. Il va plus loin encore : « La coutume est une seconde nature », « Une différente coutume en donnera d’autres principes naturels », l’homme fait donc de ce dont il a l’habitude une loi naturelle qu’il croit universelle.
  • L’amour-propre. Chez les moralistes du XVIIe siècle, l’expression, toujours péjorative, désigne l’amour de soi. C’est une puissance trompeuse parce qu’elle conduit l’homme à refuser qu’on lui dise la vérité sur lui-même lorsque celle-ci lui est défavorable. Plus l’homme a de responsabilités et de pouvoir, plus on craint de lui déplaire, moins on lui livre d’informations désagréables ; autrement dit, plus on est responsable, plus on vit dans l’illusion et plus on risque de prendre des décisions aberrantes.

La méconnaissance de la justice

Non seulement l’homme est limité dans ses connaissances ration­nelles, mais il est aussi incapable de distinguer le bien du mal, le juste de l’injuste ; en effet, aucun impératif moral n’est reconnu par tous les hommes, preuve que les valeurs morales échappent aux hommes. « Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà ». Comment les hommes, qui ne peuvent souffrir l’in­justice, pourraient-ils se satisfaire d’une justice humaine relative, capricieuse, arbitraire ?

Le « divertissement pascalien » ou la méconnaissance du bonheur authentique

L’analyse du divertissement par Pascal est d’une telle originalité qu’on a créé l’expression « divertissement pascalien. « Se divertir », au sens étymologique, c’est prendre une voie qui n’est pas la sienne, c’est s’évader, s’aveugler pour échapper à une condition humaine impossible à assumer. L’homme ne se divertit pas seulement par les jeux traditionnels mais aussi et surtout par le travail et les responsa­bilités ; plus celles-ci sont grandes, moins l’homme dispose de temps pour penser à sa propre condition, et plus il se croit heureux. L’action est discréditée puisqu’on n’agit que pour s’aveugler ; le bonheur est illusoire puisque ce n’est qu’en refusant de se voir tel qu’on est qu’on est heureux. L’illusion sur soi devient la condition même du bonheur : « Sans divertissement il n’y a point de joie. Avec le divertissement il n’y a point de tristesse ». « Un roi sans divertissement est un homme plein de misères » : la formule sera reprise par Giono.

 

 

 

« Marques de la grandeur de l’Homme »

Le « roseau pensant »

«L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant ». Le « roseau pensant » définit l’ambivalence de l’homme ; proche du néant dans sa dimension matérielle, par son corps d’une extrême fragilité, l’homme tire toute sa dignité de la pen­sée, de l’intelligence, qui le rend définitivement supérieur à l’univers matériel dépourvu de conscience. L’homme est le seul être à disposer d’une conscience, il est le seul à savoir qu’il vit et qu’il meurt, à exis­ter, au sens philosophique du terme. « La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable ». La pensée, qui fait toute la dignité de l’homme, est aussi le fondement de la morale : « Travaillons donc à bien penser. Voilà le principe de la morale ».

Les trois ordres

Pascal reprend le dualisme classique, celui de Descartes en parti­culier, qui distingue en l’homme un corps et un esprit, mais il y ajoute un troisième ordre qui définit toute la grandeur de l’homme ; outre la matière et l’intelligence, l’homme est aussi un cœur. Le « cœur » pascalien est, contrairement à une idée reçue, sans rapport avec la sensibilité romantique ; ce mot définit d’une part une sorte d’intuition immédiate de la vérité qui constitue « l’esprit de finesse », par oppo­sition à « l’esprit de géométrie » qui passe par de longues démons­trations ; d’autre part le mot désigne une « charité », une volonté de s’ouvrir, dans toute son intimité, à Dieu, « Dieu sensible au cœur », et aux autres, ce qui fait de l’homme un être spirituel, religieux. La formule » Le cœur a ses raisons, que la raison ne connaît pas » situe Pascal au-delà des rationalismes classiques.

L'homme avec Dieu : Preuves de la religion chrétienne

L’apologétique pascalienne

L’examen des différentes philosophies montre qu’elles sont contra­dictoires sur la religion ; on ne peut donc attendre de la philosophie une quelconque vérité religieuse. L’examen des différentes religions quant à lui révèle que la religion chrétienne est la seule à rendre compte de la double nature de l’homme, « grand » en tant que créa­ture divine, « misérable » depuis le péché originel ; ce dernier demeure profondément énigmatique, scandaleux même d’une certaine façon pour la raison, mais sans lui la condition humaine est inexplicable. L’examen de la Bible enfin fait découvrir d’abondantes « preuves de Jésus-Christ », il est au centre de la Révélation : tout l’Ancien Testament annonce sa venue, une venue qui constitue le Nouveau Testament. Pascal n’a jamais la prétention de prouver l’existence de Dieu comme on peut établir une loi scientifique ; il veut indiquer que le Dieu des chrétiens répond aux questions que l’homme se pose sur lui-même.

L’argument du pari

Connu sous l’appellation de « pari pascalien », il s’adresse à un libertin joueur pour lui expliquer qu’il a intérêt à parier pour l’exis­tence de Dieu. En effet la probabilité d’existence ou de non-existence est de un sur deux. Parier pour Dieu, et vivre selon ses lois, c’est gagner la vie éternelle s’il existe, et ne rien perdre s’il n’existe pas. Parier contre Dieu, et vivre en ignorant ses lois, c’est perdre la vie éternelle s’il existe, et ne rien vraiment gagner s’il n’existe pas puisque les plaisirs matériels demeurent futiles. Ce qui est en jeu c’est donc la vie éternelle, heureuse ou damnée selon le choix de vie ; cet enjeu
infini, alors que la « mise », l’existence terrestre, est finie, impose le pari en faveur de l’existence de Dieu. Cet argument ne veut pas du tout prouver l’existence de Dieu, un « Dieu sensible au cœur » et non à la raison ; le Dieu de Pascal est le « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants », le Dieu de la foi et non de la raison. Il ne veut qu’ébranler le libertin pour l’ouvrir à une conversion qui n’engage que la personne et son cheminement vers Dieu.

La portée des thèses pascaliennes 

Le pessimisme

La noirceur de la peinture de la condition humaine privée de Dieu se justifie totalement par le jansénisme de Pascal. Les prétendues valeurs terrestres sont systématiquement démystifiées. Mais il y a lieu de tempérer ce pessimisme si souvent décrié. L’homme dépeint par Pascal est davantage grotesque que pervers. Pascal s’intéresse sur­tout à la comédie humaine et à ses mille façons de faire l’idiot pour trouver la vérité ou le bonheur ; en revanche, il ne dit quasi rien sur la cruauté, la méchanceté de l’homme, son plaisir à faire ou à voir souffrir, son égoïsme qui le conduit à manipuler autrui pour sa satisfaction personnelle, son appétit de puissance etc. La peinture de l’homme par les artistes du XXe siècle est beaucoup plus noire que celle de Pascal.

Des thèses contestées

La vision de l’homme de Pascal est très attaquée au XVIIIe siè­cle, en particulier par Voltaire. À l’inverse de Pascal, la philosophie des Lumières invite l’homme à accepter les limites de sa condition humaine et à s’y épanouir par l’action. Loin d’être un « divertisse­ment », le travail pour Voltaire donne à l’homme un sens à son exis­tence : c’est par le travail que l’homme combat les scandales et les injustices de la société qui doivent être corrigés, qu’il soulage les souffrances des hommes, qu’il construit une histoire de l’humanité animée par le souffle du progrès.

Des thèses modernes

Paradoxalement, Pascal est un « moderne », non par son désir de défendre le christianisme, mais par le tableau qu’il brosse de la condition humaine. L’ennui, c’est-à-dire l’inquiétude métaphysi­que, de l’homme qui ne se divertit pas annonce le mal du siècle des romantiques du XIXe siècle, le spleen de Baudelaire, l’angoisse existentielle moderne. L’absurdité de la condition humaine privée de vérité, de sens, tant pour ce qui concerne sa place dans l’univers que ses valeurs morales, annonce les grands courants de l’absurde du XXe siècle, de l’existentialisme particulièrement.

Pascal demeure fondamentalement un écrivain

Il est celui qui met tout en œuvre dans son discours pour convain­cre son lecteur du bien-fondé de ses thèses. Il demeure un homme convaincu, passionné par une vérité qu’il s’emploie à défendre avec véhémence, sans concession, même si elle est gênante pour beau­coup. C’est un métaphysicien ; il ne se préoccupe guère des questions politiques et sociales ; ce qui l’intéresse, c’est la condition humaine et la question fondamentale du sens de l’existence. Ses réponses sont évidemment intéressantes ; les questions qu’il pose le sont sans doute plus encore : comment être homme sans se poser un nombre élémen­taire de questions fondamentales ?

 

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