L’usage courant donne au mot « utopie » une acception très pauvre, péjorative ; c’est un synonyme de « chimère », « illusion ». Mais l’utopie est d’abord une écriture spécifique dont la portée est triple, littéraire, philosophique, politique. Elle apparaît au XVIe siècle pour se développer jusqu’au XIXe siècle inclus. Elle est par conséquent liée à l’histoire moderne et à l’humanisme. Dans ce nouveau chapitre transversal, par la présentation de quelques utopies majeures - une ayant déjà été analysée avec l’abbaye de Thélème de Rabelais (chapitre 3) - on pourra définir les caracté­ristiques de ce véritable genre littéraire, en vue de comprendre pourquoi elle est liée à la culture occidentale moderne ; mais il faut aussi s’interroger sur les raisons de son effacement au XXe siècle au profit d’un nouveau genre, la dystopie. L’utopie serait- elle devenue inenvisageable en ce début de XXIe siècle ?

Thomas More, L'Utopie (Utopia), 1516


L’homme Thomas More (1478-1535)

Anglais, bourgeois d’origine, il fait des études de droit. D’une intel­ligence brillante, il multiplie, sans les rechercher, les promotions, les distinctions, les honneurs, jusqu’à devenir chancelier du roi de 1529 à 1532. Mais il n’accepte aucune compromission avec le pouvoir ; il démissionne de son poste de chancelier en 1532. Son double refus, le premier de paraître au sacre d’Anne Boleyn (1533), le second de reconnaître Henri VIII comme chef de l’Église anglicane, ceci pour rester fidèle à ses convictions de catholique romain, amène Henri VIII à le condamner à mort et à le faire exécuter. La postérité a souvent retenu de cette vie l’impuissance de l’intellectuel moraliste à changer le cours des choses, à infléchir l’histoire.

Car Thomas More n’est pas qu’un homme politique, c’est d’abord un humaniste et un lettré considéré comme « le frère jumeau d’Érasme ». Trente ans d’amitié réunissent ces deux érudits qui partagent la même foi en un humanisme chrétien.

More rédige d’abord, en latin, le second tome d’Utopia en 1515, semble-t-il pour meubler le temps que lui laisse une mission diplo­matique laborieuse en Flandre ; le premier tome est rédigé en 1516. Il entre beaucoup de fantaisie dans cette œuvre ; il en parle ainsi : « Une bagatelle littéraire échappée presque à mon insu de ma plume ». Il est indéniable que More s’est amusé en composant son ouvrage. Mais la fantaisie d’un récit n’exclut pas les messages les plus audacieux, elle peut au contraire se mettre au service de l’audace, ce que Marthe Robert traduit dans sa remarquable formule : « Les histoires à dormir debout sont celles qui tiennent le mieux éveillé » (Roman des origines et Origines du roman, 1972). Dans son récit, More imagine qu’un navigateur, Raphaël « Hythlodée », « celui qui aime raconter des histoires », revient d’une île où le bonheur parfait règne.

Une onomastique emblématique

Les patronymes et toponymes forgés par More présentent une unité structurelle. « Utopia », le nom de cette île, à consonance latine, est forgé sur le grec : « topos », le lieu ; « u », privatif, mais aussi variante de « eu », le bonheur : autrement dit, le lieu du bonheur parfait n’existe pas dans la réalité historique, il ne peut qu’être inventé par l’imagination. La capitale, nommée « Amaurote », est la ville fantôme ; le prince « Ademus » est un prince sans peuples ; le fleuve « Anhydris » un fleuve sans eau. Quant aux habitants, les « Alaopolites », ils sont deux fois niés comme peuple ; « lao » comme peuple tribal, « polites » comme peuple citoyen. Leurs voisins, les « Achoréens », sont des habitants sans pays. Cette onomastique de la négation définit « Utopia » comme le non-lieu, l’espace surgi de l’imaginaire. Toutefois, Amaurote, cité du brouillard, est située sur les rives d’un fleuve qui subit le mouvement de la marée : on y reconnaît bien sûr Londres ! Et Utopia est divisée en 54 parties... comme les 54 comtés de l’Angleterre du XVIe siècle. Utopia est par conséquent la réalité anglaise à l’envers : l’écriture utopique imagine un monde à l’envers pour contester le monde qui se croit à l’endroit, le monde réel.

La vie en Utopie

  • La vie urbaine dans Amaurote. Tout y est géométrique, carré. L’urbanisme se met au service du confort de la population, avec un grand souci de l’élégance et de la propreté ; les activités naturelles y sont privilégiées avec le jardinage qui est une des passions des citadins.
  • L’organisation politique. Le collectivisme régit Utopia : « Pour anéantir jusqu’à l’idée de la propriété individuelle et absolue, ils changent de maison tous les dix ans, et tirent au sort celle qui doit leur tomber en partage». Le sens communautaire fait de cette société une grande famille. L’action politique est animée par un principe unique et sacré : « travailler au bien général est religion les lois y sont justes et équitables. Le régime qui organise la vie politique peut être monarchique ou républicain, là n’est pas l’essentiel, ce sont les valeurs sur lesquelles le régime se fonde qui comptent.
  • L’organisation du travail. Par « travail », il faut comprendre les tâches nécessaires à la satisfaction des besoins vitaux. L’agriculture est l’activité privilégiée, mais chaque Utopien est aussi un artisan capable de tisser, de bâtir de forger etc. Par souci d’équité et de diversité, l’alternance des tâches est systématique. Trois heures de travail le matin, trois autres l’après-midi, coupées par deux heures de repos, organisent la journée. Six heures de travail quotidien suffisent parce que tous travaillent sans exception, femmes comme hommes ; les ecclésiastiques parasites, les nobles oisifs, les mendiants paresseux n’existent pas. De plus, les besoins matériels sont limités : un vêtement de laine et un autre de lin sont perçus tous les deux ans, tout luxe inutile et frivole est banni. Aucun commerce intérieur n’existe pour éviter toute tentation d’enri­chissement personnel : le père de famille prend librement sur le « marché » les produits nécessaires pour les siens.
  • La place centrale de la culture. Le temps de loisir est important dans Utopia. Ce temps de liberté est consacré à la culture, aux activités de l’esprit. En fait, cette société passionnée de sciences et de découvertes intellectuelles est une aristocratie de la connais­sance animée par les « literati », les hommes de lettres.
  • Une morale naturaliste. La nature dicte les valeurs morales : « Ils définissent la vertu : vivre selon la nature ». Le plaisir est à la fois fin et garant de la morale : « Les Utopiens ramènent toutes nos actions et même toutes nos vertus au plaisir, comme à notre fin ». Seul le bonheur ici-bas est recherché ; la religion tient une place minime, constante de toutes les utopies, c’est une religion naturelle qui annonce le déisme du XVIIIe siècle : « La raison inspire d’abord à tous les mortels l’amour et l’adoration de la majesté divine, à laquelle nous devons l’être et le bien-être ».

La portée de l’ouvrage

La société utopienne n’est parfaite qu’en apparence puisqu’on y pratique l’esclavage pour échapper aux tâches matérielles dégra­dantes, et la colonisation pour résoudre les problèmes éventuels de surpopulation. Ce lieu fictif épouvante les individualistes qui ne pourraient supporter le poids de la collectivité et de la planification qui étouffe toute initiative personnelle. Mais Thomas More ne propose pas un modèle à traduire en actes, à imiter tel quel. Cette œuvre est un jeu littéraire : les multiples fantaisies qui ponctuent l’œuvre se veulent ludiques, mais elles s’avèrent surtout subversives. Par Y Utopie, le lecteur intelligent doit prendre conscience des multiples dysfonc­tionnements et injustices qui ravagent l’Angleterre et l’Europe du XVIe siècle. Il est ensuite invité à retourner dans la réalité du monde pour se battre contre des aberrations qui sont devenues inacceptables depuis qu’elles lui ont été révélées.

 

 

L'utopie de Campanella, la Cité du Soleil, 1623


L’homme (1568-1639)

Moine bénédictin italien, doté d’une culture exceptionnelle, indépendant d’esprit, Tommaso Campanella mène une vie d’aven­tures déchirée par les nombreux procès qui lui sont intentés pour hérésie. Torturé plusieurs fois, il passe plus de 25 ans en prison. À la fin du XVIe siècle il soutient la révolte des Calabrais contre le pouvoir espagnol en dénonçant une nouvelle fois la corruption de l’Église ; arrêté, il échappe de peu à la peine de mort en feignant la folie ; condamné à la prison à vie, il est libéré en 1629, il doit encore fuir l’Italie et termine sa vie à Paris. Son œuvre est très abondante, son projet est de « réformer toutes les sciences en conformité avec la Nature et l’Écriture ». Il écrit la première version de la Cité du Soleil en 1602 : alors qu’il croupit dans un cul-de-basse-fosse il conçoit « l’idée d’une république philosophique ». Il imagine qu’un capitaine de navire génois, qui accoste à Taprobana (Ceylan) et traverse une forêt, découvre une ville érigée sur les flancs d’une colline et formée de sept cercles concentriques. L’œuvre se présente sous la forme d’un dialogue, imité de l’antiquité grecque, entre « le Génois » et un « Hospitalier ».

Heliaca, la cité du Soleil, ou le communisme intégral

Heliaca vit sous le régime de la communauté des biens et des femmes. Chaque quartier possède ses réserves et ses réfectoires qui nourrissent le peuple. Les repas sont pris en commun, les hommes d’un côté de la table, les femmes de l’autre, le service étant assuré par les jeunes gens. La famille n’existe pas : dès qu’ils sont sevrés, les enfants sont séparés de leur génitrice et sont élevés en communauté. Chacun participe au travail, quatre heures quotidiennes, pour assurer les besoins vitaux ; trois plaies sociales sont ainsi évitées : l’oisiveté, la cupidité, la misère.

L’organisation politique

  • L’exercice du pouvoir. Un chef suprême, Soleil, « Prêtre-Méta­physicien » est assisté par trois princes, Pon (Potestas) gère la guerre et la paix, Sin (Sapientia) gère les sciences et les techniques, Mor (Amor) s’occupe de l’agriculture, de la médecine, de l’organisation des rapports sexuels et de l’éducation. Cette composition tripartite est celle de la nature humaine. Les quatre dignitaires ne peuvent être révoqués, ils se démettent librement de leur charge lorsqu’ils trouvent quelqu’un qui se montre plus compétent qu’eux. Ils choisissent, pour les aider, des magistrats et des chefs de division qui se réunissent une fois par semaine avec les hommes de plus de cinquante ans pour délibérer sur les questions de la cité. Les magistrats et les chefs de division peuvent être démis de leur fonction par la volonté populaire.
  • Une république philosophique. Le peuple, incompétent, ne peut exercer le pouvoir. Le pouvoir est assuré par une aristocratie intel­lectuelle qui a reçu une éducation solide. La pédagogie est l’objet des plus grands soins, les sciences en particulier sont approchées de façon ludique et représentées sur des fresques peintes sur les murs d’enceinte ; le programme couvre tout le champ des connais­sances. Le savoir crée la compétence politique parce que, par nature, la connaissance est morale : « Notre Soleil sera toujours bien trop savant pour devenir cruel, scélérat ou tyrannique ». La compétence intellectuelle confère plus de capacité à gouverner que n’en donnent l’hérédité, la conspiration ou la violence.

La reproduction des hommes

Le principe. Les hommes manifestent jusqu’ici le souci d’amé­liorer, par l’agriculture, la qualité des plantes qu’ils cultivent, et par l’élevage, celle des animaux qu’ils utilisent. Les Solariens ne comprennent pas que jusqu’ici les hommes aient laissé au hasard la reproduction de l’espèce humaine. En vue d’améliorer la race des hommes cette reproduction est gérée par le pouvoir politique.

Une organisation scientifique. Les géniteurs sont réunis en fonction de leurs qualités. Le moment de la copulation est choisi par un astro­logue et un médecin pour mettre en harmonie l’ordre cosmique et humain. Elle fait l’objet d’un rituel quasi religieux : après s’être purifiés et avoir prié « le géniteur et la génitrice dorment dans des cellules séparées jusqu’à l’heure fixée pour le rapprochement, et à
l’instant précis une matrone vient ouvrir les deux portes ». Toute idée de plaisir, d’amour, de liberté individuelle est niée par cet eugénisme.

La portée de l’ouvrage

L’idée d’une république philosophique doit beaucoup à Platon, de même que la thématique solaire fait écho au mythe de la Caverne. La raison au pouvoir condamne la force et l’arbitraire que Campanella a combattus toute sa vie au prix de sa liberté et de son intégrité physique. La Cité du Soleil est d’une rationalité absolue, comme beaucoup d’utopies : tout est prévu dans l’organisation de la vie des Solariens, jusqu’aux guerres qui sont organisées pour canaliser l’agressivité et supprimer les conflits internes.

Cette utopie, imaginée en prison, ressemble étrangement à une autre prison, celle de la raison. Curieux magistère en effet que ce magistère « Amor » qui exclut tout amour ! Campanella fait la preuve que la raison, quand elle se fait exclusive et impérative, loin d’engendrer la liberté, distille la pire barbarie. Les sociétés qui se définissent comme parfaites sont les pires des sociétés parce qu’elles excluent tout droit à la différence, et par conséquent toute liberté ; l’individu, la personne, dangers potentiels pour la communauté, sont bannis. Tous les régimes totalitaires appliquent l’un ou l’autre des principes de Campanella.

 

 

Voltaire, Le monde utopique de « l’Eldorado » dans Candide, 1759


L’Eldorado, le lieu utopique par excellence

Candide découvre l’Eldorado par hasard, en se laissant porter, durant 24 heures, par les eaux d’un fleuve souterrain. Cette rivière évoque le Styx (ou l’Achéron), qui, dans la mythologie antique fait passer du séjour des vivants aux enfers, le séjour des morts. Ainsi, l’Eldorado n’est pas de ce monde. D’ailleurs, ce lieu « bordé de montagnes inaccessibles », n’a jamais eu de contact avec le reste de l’humanité ; c’est donc un espace préservé de la souillure des hommes. En outre, lorsque Candide quitte ce lieu, les physiciens du pays lui construisent une machine volante tout à fait fantaisiste au milieu du XVIIIe siècle. L’Eldorado est le lieu de nulle part, le lieu qui n’existe pas.

La place de l’épisode dans la structure de l’œuvre

Candide est constitué de 30 chapitres. l’Eldorado est développé aux chapitres 17 et 18 ; il occupe une place centrale dans le conte philosophique. Jusque là Candide, victime de l’optimisme, ne fait que fuir devant les maux de la vie réelle qu’il ne peut affronter. Candide quitte l’Eldorado parce que Cunégonde, la jeune fille qu’il aime, ne s’y trouve pas. La « perfection » de l’utopie ne convient pas à Candide, mais dorénavant il a un but ; de la fuite il passe à la quête : retrouver celle qu’il aime. L’expérience qu’il a vécue est très formatrice.

L’Eldorado, la société française à l’envers

Dans l’Eldorado, il n’y a ni cour de justice ni prison ; il existe un extraordinaire palais, mais il est dédié à la science ; le déisme, qui est la religion pratiquée, exclut tous les ordres religieux, moines comme prêtres, ce qui crée une tolérance harmonieuse entre les personnes ; le roi a banni de sa cour tout protocole, et il reçoit ses invités comme un père amical. La perfection de l’Eldorado fictif, miroir inversé du réel, met en relief les imperfections de la société française. Voltaire, en rédigeant ces deux chapitres, poursuit ses intentions polémiques, la critique des aberrations de la réalité dans laquelle il vit. L’idéal de l’Eldorado a essentiellement une fonction subversive.

Les caractéristiques de l’utopie moderne


Les utopies au XIXe siècle sont nombreuses, notamment celles qui appartiennent au courant du socialisme utopique ; elles seront étudiées plus loin (partie VI, chapitre 4).

Des « utopies » anciennes

Les Anciens imaginent des sociétés parfaites. Aristophane, grec, IV siècle avant J.-C., dans L’Assemblée des femmes, invente une société communautaire gouvernée par des femmes, mais il s’agit d’une comédie. Platon reprend le mythe des Atlantes et de l’Atlantide, île du bonheur, de même qu’il imagine sa célèbre Cité idéale ; mais ces cités doivent être replacées dans le mythe de l’âge d’or d’Hésiode : la perfection est celle des origines, le temps a opéré ses effets dévastateurs... même si Platon semble parfois appeler de ses vœux l’avènement de sa Cité.

Ovide, latin, dans ses Métamorphoses, reprend lui aussi le mythe de l’âge d’or, il chante avec poésie une humanité libre et paisible qui vit de la cueillette dans « un printemps éternel ». Pour l’essentiel, les sociétés parfaites des Anciens relèvent de la nostalgie du paradis perdu. Durant quinze siècles ensuite, on cesse d’imaginer ces commu­nautés idéales, sans doute parce que la culture chrétienne ne peut concevoir que le monde ici-bas puisse être parfait, sauf l’épisode bref de l’Éden, autre paradis perdu ; la seule perfection est celle de l’au-delà, que les vicissitudes de la vie terrestre doivent préparer. C’est avec la Renaissance que l’utopie trouve la possibilité de s’exprimer pleinement.

Le bonheur des hommes sur la terre

L’humanisme renaissant est la réhabilitation de la raison grecque ; cette raison se doit de conquérir la connaissance et la liberté en vue de la pleine réalisation de l’homme. Elle combat les aliénations des pouvoirs politiques et religieux qui s’imposent par la tradition, la force et l’arbitraire. Le bonheur sur la terre devient progressivement un droit et pour le réaliser la société doit être organisée de façon rationnelle. Les constructions utopiques relèvent de la plus grande rationalité ; tout est prévu, organisé, planifié, dans la gestion des affaires humaines, en vue de rendre les hommes heureux. De plus, les sociétés européennes du XVIe siècle sont très hiérarchisées en ordres sociaux, qui justifient les privilèges de naissance, et qui font du plus grand nombre des serfs, des exploités ; les utopies sont à l’inverse des sociétés communau­taires et harmonieuses qui défendent l’égalité des conditions comme un principe-clé parce que tous ont droit au bonheur.

La foi au progrès

Les utopies modernes ne sont plus nostalgiques, elles sont prospec­tives. Pour construire une société nouvelle, il faut d’abord identifier, pour les éliminer, les dysfonctionnements des sociétés réelles. Comme tous les rêves, le rêve utopique est forgé à partir du réel : l’idéal est imaginé en inversant le monde réel, ce qui a pour effet de souligner, en les dénonçant, toutes les imperfections du réel. Ce registre de l’utopie, polémique, invite à l’action. La subversion est la première vocation de l’utopie ; son créateur, artiste engagé dans son époque, conteste l’ordre établi. Il croit également au temps constructeur, en la possibilité d’engendrer un monde meilleur ; l’utopie peut se métamor­phoser en « uchronie » : par exemple Mercier, en 1771, publie L’An 2440, rêve dans lequel il propose une vision de Paris qui a intégré les valeurs des philosophes des Lumières. Cette foi au temps créateur, au progrès, conduit certains « utopistes » à tenter de réaliser leurs projets, en particulier au XIXe siècle (voir VI, 4). Mais toutes les utopies ne sont sans doute pas appelées à être réalisées : la conclusion de More sur une éventuelle application des idées émises dans son œuvre, « Je le souhaite, plutôt que je ne l’espère », traduit les doutes d’un auteur qui se veut davantage éveilleur de conscience politique que gestionnaire.

La portée de l’utopie moderne est politique. En allemand, « utopie » se dit « staatsroman », « le roman de l’État », un terme très éloquent qui définit l’essence de ce genre littéraire.

 

 

La contre-utopie, ou « dystopie », au XXe siècle


Le discrédit du genre utopique

Il est parallèle à celui de l’humanisme. Le XIXe siècle croit en l’avè­nement imminent d’une humanité enfin réalisée ; l’hégélianisme, le marxisme, le positivisme annoncent un homme pleinement épanoui pour bientôt. La première guerre mondiale apporte un démenti cruel à cet optimisme. L’idéal collectiviste et égalitaire du stalinisme s’avère une barbarie d’une ampleur nouvelle avec ses dizaines de millions de morts sacrifiés à la cause du parti. L’idéal fasciste et nazi, qui milite pour un homme nouveau et un autre type de société parfaite, entraîne une barbarie qui ne doit rien à la première. Quant aux sociétés hédonistes libérales, elles harcèlent les individus d’images de bonheur offertes à tous, un bonheur matériel, technique, uniforme, consommateur, qui sont autant de leurres et de frustrations. Progressivement, le XXe siècle apprend à se défier de toutes ces sociétés qui se présentent comme parfaites et qui se réalisent comme barbares, ou qui promettent le bonheur et engendrent, dans le meilleur des cas, la déception, dans le pire, la souffrance des tortures, des camps, des exterminations. Il est devenu impossible, dans ces conditions historiques, d’ima­giner des utopies, comme on l’a fait dans les quatre siècles précé­dents, qui célèbrent les mérites d’une société idéale organisant pour ses membres un bonheur communautaire. Le XXe siècle inaugure à l’inverse un genre neuf, la contre-utopie, parodique, qui imite le récit utopique pour dénoncer les promesses illusoires des « marchands de bonheur ».

Quelques contre-utopies représentatives

Huxley, Le Meilleur des mondes (Brave new world), 1932

Ce roman imagine la société utopique, en 2500, d’un nouveau Dieu, « Notre Ford ». La devise de l’État « Communauté, Identité, Stabilité » définit une société standardisée. La reproduction des citoyens par éprouvettes les détermine pour leur future profession et pour la classe à laquelle ils appartiendront. L’éducation par « hypnopédie » renforce ce conditionnement. Le beau, la famille, l’amour, l’acte gratuit, l’art, la culture, sont des vices à bannir. Si la moindre inquiétude survient, la pilule du « soma » la fait dispa­raître. Le directeur, Mustapha Menier, veille sur le bonheur pour tous. Tous les loisirs, faits de voyages et de cérémonies « érotico- religieuses », sont organisés. La mort elle-même est planifiée : la vieillesse accélérée est bientôt suivie d’une euthanasie et d’une incinération. Une erreur de programmation sur un ingénieur, Bernard Marx, conduit les autorités à l’exiler dans une réserve de « sauvages ». Il rentre de son exil avec John le Sauvage, en réalité l’homme du XXe siècle, qui a lu Shakespeare, et qui connaît la vie affective ; John opte pour le suicide dans ce meilleur des mondes qui s’avère le pire qui soit.

Huxley affirme que son roman est prémonitoire et qu’il restera davantage d’actualité que l’œuvre d’Orwell. Ce dernier dénonce une forme de totalitarisme fondé sur une violence ouverte, connue, celle de la terreur ; cette violence, qui s’affiche comme telle, ne peut que susciter tôt ou tard la révolte selon Huxley. En revanche, le totalitarisme doux, indolore, accepté par tous, et donc que personne n’identifie, est plus pervers, parce qu’il parvient à endormir les consciences satisfaites de leur sort. 

Orwell, La Ferme des animaux, 1945

Cette fable animale met en scène deux cochons, César et Snowball, qui se révoltent et chassent leur maître, Mr Jones. Ils créent pour tous les animaux de la ferme un régime communautaire du travail. Snowball ourdit un complot contre César et le chasse, grâce à ses molosses, en expliquant que César est un traître qui pactise avec les hommes. Snowball oublie ses engagements, échoue dans ses projets de grands travaux, mais les animaux, anesthésiés par une politique d’obscuran­tisme, devenus analphabètes, ont perdu toute véritable conscience.

Si une contestation s’exprime, les molosses la réduisent au silence. Bientôt, la classe des verrats exploite les autres animaux, Snowball décide de faire du commerce avec les autres fermes au bénéfice des

verrats. Ces derniers se dressent sur deux pattes, apprennent vaille que vaille à marcher, ressemblent de plus en plus aux hommes. D’ailleurs les hommes finissent par leur rendre visite, félicitent les verrats pour l’ordre et la discipline qui régnent dans leur société, et commencent à les traiter comme des partenaires respectables.

« Tous les hommes sont égaux, mais certains sont plus égaux que d’autres », telle est la morale sarcastique de cette dénonciation féroce et transparente du stalinisme. Orwell est un homme de gauche, mais son expérience de la guerre d’Espagne, où il voit les socialistes du P.O.U.M. liquidés par les communistes, lui ouvre les yeux sur ce qu’il considère la vraie nature du communisme.

Orwell, 1984, 1949

Ce roman d’anticipation est écrit en 1948, Orwell inverse les deux derniers chiffres et situe son action à Londres, en Océania, en 1984. Océania une des trois puissances, aux idéologies totalitaires strictement identiques, qui constituent le monde, avec l’Eurasia et l’Estasia. Océania est gouvernée par « Big Brother », un homme de 45 ans à l’épaisse moustache, dont le regard fixe les hommes partout, où qu’ils soient ; des télécrans renseignent la police de la pensée sur le moindre geste.

Quatre ministères, de la vérité, de la paix, de l’amour, de l’abon­dance, gèrent l’Océania. Trois slogans résument la doctrine politique : « La guerre c’est la paix. La liberté c’est l’esclavage. L’ignorance c’est la force ». Le ministère de la vérité réécrit perpétuellement l’histoire pour qu’elle soit en conformité avec la situation présente, « L’Histoire est un palimpseste gratté et réécrit aussi souvent que nécessaire » ; le futur quant à lui est inconcevable ; seul demeure un éternel présent dans lequel le parti a toujours raison. Dans cette société du mensonge généralisé, la langue mise au point par le parti, le « novlangue », joue un rôle fondamental : langue pauvre, à la syntaxe et au lexique simplifiés et réducteurs, elle rend impos­sible l’expression d’une pensée complexe et elle annihile par là tout esprit critique et toute révolte. Les individus ne s’expriment plus que par slogans, leur langage s’est rabougri en « caquetage ». Ainsi, le ministère de la vérité peut gérer le mensonge, celui de la paix la guerre, celui de l’amour la haine, celui de l’abondance le rationnement, sans soulever la révolte populaire.

Une guerre permanente oppose l’Océania tantôt à l’une tantôt à l’autre des deux puissances voisines, mais la puissance belligé­rante devient aussitôt l’ennemi héréditaire grâce à la réécriture de l’histoire. Ce régime existe par et pour la guerre qui fixe et canalise les tensions individuelles en les défoulant dans la haine, une haine entretenue par les « deux minutes » et « la semaine de la haine ». Le bourrage de crâne fanatise la population en transformant la peur en haine paranoïaque dirigée sur l’ennemi extérieur, mais aussi sur l’ennemi intérieur, Goldstein, « l’ennemi du peuple », qui anime le supposé mouvement subversif, la Fraternité. Cette haine se transmue également en amour pour Big Brother.

Dans ce régime dans lequel il n’y a pas d’amis mais que des camarades, dans lequel l’amour est interdit, le héros Winston Smith, 39 ans, qui travaille au ministère de la vérité, tente de se révolter. L’amour partagé avec Julia est une première transgression politique ; leur adhésion à la Fraternité en fait des révoltés. Mais ils sont trahis, Winston est arrêté, torturé ; malgré une longue résis­tance, il finit par reconnaître ses torts et va jusqu’à trahir Julia, il capitule en acceptant de reconnaître que l’Océania n’a jamais été en guerre que contre l’Estasia et que deux et deux font parfois cinq : « La lutte était terminée. Il avait remporté la victoire sur lui-même. Il aimait Big Brother ». Libéré, paisible, il peut attendre une exécution sommaire qui ne saurait tarder.

1984 est une dénonciation réaliste et visionnaire des totalitarismes : certes on y reconnaît les fonctionnements des régimes d’extrême droite, fascistes, mais Orwell pense surtout à l’URSS de Staline. Le lecteur y voit aussi la Chine de Mao, la Corée du Nord, le Cambodge des Khmers rouges. La dénonciation est désespérée dans la mesure où Orwell pense que ces régimes sont indestructibles. Sans doute mésestime-t-il la force des conséquences désastreuses des erreurs économiques susceptibles de déstabiliser et de faire imploser un système qui se pense et se proclame « infaillible et tout-puissant ».

Barjavel, Ravage, 1943

L’intrigue de ce roman d’anticipation se déroule en 2052, dans une société devenue totalement technique. Des voitures volantes font le tour du monde en 20 minutes, la nourriture chimique est offerte en abondance aux hommes, la technique assure toutes les activités manuelles, on peut même conserver avec soi la dépouille mortelle de ses proches grâce à des procédés de conservation élaborés. Un jour de juin, une gigantesque panne d’électricité paralyse la planète entière. Les hommes, incapables de satisfaire leurs besoins vitaux, affamés, s’attaquent aux animaux avec des couteaux ; c’est la loi de la jungle, on s’entretue pour tenter de sauver sa peau.

Le héros François Deschamps, étudiant en chimie d’origine paysanne, décide de quitter la ville, avec son amie d’enfance, Blanche. Il retourne dans son village natal pour fonder une nouvelle société patriarcale, dont il prend la tête, dans laquelle les machines sont interdites et tout progrès rejeté. L’invention d’une machine à labourer, immédiatement condamnée par François, entraîne sa mort ainsi que celle de l’inventeur. L’humanité est-elle définiti­vement débarrassée de toute invention technique ?

Cette œuvre à thèse se propose de prouver que la technique, loin de libérer l’homme et d’assurer son bonheur, l’asservit et le conduit à la tragédie. Mais ce roman du retour à la terre, manichéen et schématique, est souvent stigmatisé, non sans raison, comme influencé par le pétainisme. Barjavel a en effet prêté sa plume aux journaux de la collaboration Je suis partout et Gringoire.

 

 

L’utopie est-elle encore possible, voire souhaitable, dans le monde contemporain ?

D’un côté, l’utopie traditionnelle, qui fait miroiter le fantasme d’une société parfaite, apparaît obsolète ; l’histoire cruelle du XXe siècle a guéri l’humanité de l’espoir et de l’attente d’une telle société qui s’avère inadéquate à la nature humaine et qui entraîne inévitablement le totalitarisme, au nom de la vérité à établir ou à défendre. De l’autre, en rester aux contre-utopies, c’est courir le risque de l’inaction devant les difficultés du monde : ou la paralysie de la désespérance devant des totalitarismes dont la puissance est présentée comme invincible ; ou la paralysie d’une invitation au retour à un état de nature : une telle invitation est une forme de négation de l’essence humaine comme homo faber, elle interdit d’imaginer des solutions pour répondre aux problèmes tels qu’ils se posent, et elle se révèle ambiguë parce que l’état de nature, pour l’essentiel, relève de l’imagination et de ses fictions, comme l’utopie, nostalgique, des origines.

Néanmoins, les hommes ont besoin de rêve, d’un idéal à défendre, pour construire, pour agir ; ils rêvent d’abord à des héros imagi­naires, comme Dédale qu’ils font voler, avant de construire un avion ; l’exemple est sans doute schématique, mais il montre qu’une utopie aujourd’hui peut être réalité demain. Qui aurait cru dans la société d’ancien régime qu’une société sans ordres hiérarchisés était possible ? Bien sûr, nos sociétés ne sont pas égalitaires, mais de nombreux privi­lèges de castes ont bel et bien disparu.

L’utopie contemporaine, comme l’humanisme actuel, consiste à imaginer un monde moins cruel, moins injuste, plus respectueux de l’homme. La généralisation des droits de l’homme, une alter mondia­lisation qui prenne en compte la justice pour tous, une écologie dans laquelle l’homme puisse s’exprimer en respectant les grands équilibres de la nature... telles sont les utopies contemporaines qui peuvent faire avancer le monde.


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