1. Résumé de Jacques le Fataliste

Le roman présente dès l’abord deux personnages, Jacques et son maître, dont le lecteur ne connaît ni le passé ni les motiva­tions présentes. Pour égayer le voyage qu’ils ont entrepris, Jac­ques décide de conter à son maître l’histoire de ses amours. Il lui rapporte ainsi comment, après s’être querellé avec son père, il a fui la ferme pour l’armée, a été blessé, recueilli par une famille de paysans puis dans un château où il s’est épris de Denise, la fille d’une servante. Mais les récits des amours de Jacques, puis de cel­les de son maître avec Agathe, sont sans cesse interrompus par divers événements rencontrés en chemin, les digressions philoso­phiques et le long discours de l’hôtesse de l’auberge où ils ont fait halte. Celle-ci leur conte en effet l’histoire de Mme de La Pome- raye qui fit épouser une prostituée à son amant le marquis des Arcis, afin de s’en venger. D’autres anecdotes, telles que celles du P. Hudson, moine défroqué devenu secrétaire du marquis, ou les aventures de M. Desglands, rompent incessamment la droite ligne du récit originel de Jacques.

À la fin du roman, le maître se rue sur un homme qu’il tue d’un coup d’épée avant de prendre la fuite ; on comprend alors qu’il venait payer la pension de l’enfant d’Agathe dont cet homme, le chevalier de Saint-Ouin, lui avait fait endosser la paternité. Resté seul sur les lieux du crime, Jacques est emprisonné. Le narrateur ajoute cependant trois conclusions qui assurent toutes à Jacques la main de Denise, la dernière affirmant qu’il fut délivré de prison par la bande de Mandrin et qu’il sauva ensuite de celle-ci le châ­teau de M. Desglands dans lequel il s’était retiré.

  1. Analyse de Jacques le Fataliste et son Maître

L'apprenti philosophe

Le roman se fonde tout d’abord, le titre en fait foi, sur un credo philosophique : l’affirmation de Jacques selon laquelle tout événement survenant ici-bas était inscrit de toute éternité sur ces fameux « grands rouleaux ». Hérité de son capitaine, cet énoncé déterministe constitue la seule certitude philosophique d’un per­sonnage dont la naïveté, conjuguée au bon sens et à l’ingéniosité, ne sert aucunement de repoussoir, mais présente comme la vul- gate d’une pensée chère à Diderot. L’existence consiste bien pour lui dans cet enchaînement de forces que l’homme ne peut maîtri­ser. Toutefois ce déterminisme, renforcé par un matérialisme pos­tulant l’intelligibilité du monde à partir du mécanisme des causes et des effets, se trouve modulé dans le roman par une sorte de stoïcisme, qui autorise l’homme à comprendre les signes du destin par son génie propre. Ainsi, la croyance dans le grand rouleau n’enferme nullement le sujet dans le tragique parce que le destin ici semble obscurément collaborer avec lui.

Préserver la liberté.

Commune à bien des textes du xvnf siècle, la question du bonheur constitue une préoccupation majeure du roman. Jacques affirme à plusieurs reprises que la santé du corps et de l’esprit en constitue le fondement. À travers son adhésion stoïcienne, il montre que le bonheur est possible si l’on accepte de ne pas lutter en vain conte le cours des événements qui ne dépendent pas de nous.

Moins qu’une morale de la résignation, c’est donc une possible sagesse qu’esquisse ici le valet en manifestant dans le même temps la validité d’un recours à un épicurisme paysan qui lui fait trou­ver le plaisir lorsqu’il se présente à lui. Dans un monde où les frontières du bien et du mal ne sont guère assurées, la loi natu­relle des corps, dont Diderot avait déjà affirmé le primat dans La Religieuse et qui trouve un prolongement dans l’épisode du père Hudson, s’impose comme la norme ultime. Par son enseignement pratique et l’espace qu’y conserve la liberté, on comprend com­ment Jacques devient progressivement le maître de son maître. Face à celui-ci, engoncé dans la superstition et contraint à la fuite, Jacques préfigure le Figaro de Beaumarchais qui sera comme lui beau parleur, intendant et épousera finalement la ser­vante que courtisait également le maître, signant dès lors sur lui sa victoire finale.

L’originalité romanesque.

La désinvolture de la manière de Diderot s’impose dès les pre­mières pages : négligeant à dessein de remplir la fonction infor- mative propre au récit, le narrateur campe de but en blanc ses personnages sur un mode picaresque et choisit la forme du dia­logue souvent transformé en un récit d’un genre singulier puis­qu’il est bientôt entrecoupé d’autres récits en gigogne qui vien­nent à tout moment parasiter la ligne narrative.

Diderot joue ainsi à perturber le cadre traditionnel du roman en rompant sans cesse le pacte romanesque qui le lie au lecteur fami­lièrement interpelé. Une étrange complicité, prenant bien souvent appui sur le ton de la conversation, voire de l’amicale confidence, s’instaure au fil du texte et autorise une esthétique de la ligne brisée qui se monnaye en une multiplicité de sujets abordés, selon un rythme effréné où la diversité des tons (de la scène de genre à la dispute philosophique, en passant par l’érotique et le bur­lesque) va de pair avec celle des scènes. Les interventions du nar­rateur attestent de fait une totale liberté qui exhibe, notamment dans les multiples fins proposées, son arbitraire. Si cette déca­pante originalité trouve son origine dans la Vie et opinions de Tristram Shandy de Sterne, œuvre que Diderot a avouée comme modèle pour son roman, la veine rabelaisienne semble tout aussi présente afin de livrer un roman qui se lit également comme une contestation de l’esthétique romanesque.

En effet, à l’opposé du roman conventionnel fondé sur un ordre logique sclérosé et ne correspondant en rien à ce qu’est la vie réelle, Diderot privilégie une forme où les éléments se télesco­pent, où les énergies, à l’instar de ce qui se produit dans l’exis­tence, s’affirment dans le régime du tumulte et du débridé. Au bout du compte (ou du conte), la liberté du créateur, au sein d’un monde déterminé, en annule le tragique en exhibant son geste d’omnipotence.